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Amand Bazillon résistant
Devoir de mémoire
Depuis bien longtemps, je souhaitais rendre hommage à un homme que je n’ai vu qu’une seule fois. C’est la fin du mois de juin 1944. Il est mort, allongé sur de la paille hâtivement déposée sur le plancher d’une salle de classe de notre école communale à Vezin-le-Coquet (Ille-et-Vilaine), village proche de Rennes. Sa chemise est-elle ouverte, ou peut-être n’en a t’il pas ! Je ne me souviens pas exactement de ce détail. Ce que je vois encore très distinctement, des points roses-violacés parsèment sa poitrine, des impacts de balles sans aucun doute. La peau est très blanche. D'autres traces bleuâtres apparaissent aussi sur la partie dénudée du corps. Je n’ai aucune souvenance des traits de son visage ou de la couleur de ses cheveux.
Je vois encore la couche de paille fraîche, bien jaune, un corps inerte gisant par dessus, des adultes qui discutent en l’observant, sans élever la voix et l’odeur fade qui flottait en ce lieu. On ne m’a pas interdit d’être là, de le regarder comme s’il s’agissait d’un spectacle de la vie quotidienne. Cette période de l’occupation nous a accoutumés à vivre des événements qui témoignent du peu de valeur accordée à une vie humaine, chacun s’habituant à cet état de chose. Ce mort aujourd’hui, demain des bombardements suivis quelquefois de corvées de déblaiement pour les hommes valides, des soldats allemands partout.
Des convois de véhicules et de blindés couverts de branchages circulent sans cesse sur cet axe Rennes-Brest. Une importante activité des troupes allemandes règne suite au récent débarquement des Alliés en Normandie. Les interventions aériennes des Anglo-américains, déjà fréquentes, s’intensifient sur les routes et sur les lignes de chemin de fer en cette fin du mois de juin 1944. L’énervement de la Milice et de la Gestapo se manifeste par une recherche plus intense et une répression encore plus vive envers les personnes suspectées d’être des résistants ou sympathisants.
Un cultivateur (1) trouve dans un de ses champs à Pont-Lagot, (le certificat de décès désigne Bel Air), commune de Vezin-le-Coquet, un homme sans vie, celui d’Amand Bazillon, 20 ans. Il charge le corps sur une charrette et le transporte à la mairie-école, l’unique endroit public qui offre une place pour déposer provisoirement le défunt. Du haut de mes six ans et demi je regarde avec une grande curiosité ce cadavre qui ne m’effraie ni ne m’impressionne. Je le regarde comme un événement du moment, que la guerre produit. Depuis cinq années que cette guerre durait, depuis quasiment toujours pour moi, curieux, j’écoute les conversations des adultes avec beaucoup d’attention, elles emplissent ma tête d’informations sur les événements de la guerre, j’essaie de les concrétiser en les imaginant avec tous les fantasmes que peut produire l’esprit d’un enfant. Je les mets en scène sans en avoir vu l’authentique déroulement. La vie me conditionne. Ainsi les événements qui se produisent, les situations, les conversations des adultes participent progressivement sans doute à me préparer afin d’affronter sans émotion la vue du premier mort que ma jeune existence rencontre.
Les commentaires concernant ce martyr vont bon train dans le village. Le nom de la Milice est immédiatement évoqué. On en parle bien sûr à la maison. Les enfants commentent aussi, entre eux, à leur façon, ce tragique événement. J’ai imaginé longtemps qu’il s’agissait d’un résistant ayant participé au plastiquage du pylône électrique. Celui qui achemine le courant vers le transformateur de la Belle-Epine, tout près du lieu où est installée une batterie de DCA allemande. Ce pylône affalé après destruction est un formidable terrain de jeux, un immense mécano, propice à l’escalade. Je me persuade que c’est lui, Amand, le héros qui a détruit le pylône pour empêcher les Allemands d’éclairer les avions alliés lors de leurs passages au dessus de nos têtes, avions qui allaient bombarder Nantes ou Saint-Nazaire. Pendant 65 ans j’ai voulu croire à cette histoire, celle que je m’étais forgée enfant, qui me semblait tellement bien coller à la réalité des événements du moment.
Assez souvent je me suis demandé qui pouvait-être exactement ce résistant, d’où venait-il, quel était son nom, quelles étaient ses activités au sein de la Résistance, à quel groupement de Résistance appartenait-il, qu’avait-il fait pour être torturé puis assassiné de la sorte et abandonné dans un champ comme une chose sans importance ? Avait-il de la famille ? Mes questions sont restées sans réponse pendant toutes ces années.
Ces dernières années, j’ai décidé de questionner plus sérieusement des anciens du village, à l’occasion de mes visites dans la région. Les premiers résultats de mes recherches ne furent pas profitables et demeuraient presque au point mort. Il me fallait pourtant, vaille que vaille, pour ma tranquillité d’esprit, donner un nom à ce résistant pour moi anonyme. J’ai mesuré à quel point l’oubli tombe très vite sur des événements pourtant forts. Si nous ne prenons garde de les graver dans la pierre ou de les consigner dans les livres, ils disparaissent rapidement avec ceux qui en ont été les témoins. Souviens toi. ô combien souvent, on rencontre ces mots inscrits en bordure de nos routes ou rappelés sur des édifices. Ce devoir de mémoire s’imposait pour moi.
En juillet 2010, je fais part de ma recherche à Madeleine Pécoil. Madeleine a toujours vécu à Vezin-le-Coquet, elle est plus âgée que moi, elle a une bonne mémoire, sa maman tenait un café sous l’occupation, endroit idéal pour recueillir des informations. C’est la bonne porte à laquelle il fallait frapper pour faciliter mes recherches
Grâce à ce contact, j’apprends le nom du village où résidait le résistant. Il s’agit de Saint-Sauveur-des-Landes, près de Fougères. A partir de cette information, je possède l’élément qui me permet de poursuivre mon enquête en interrogeant la secrétaire de mairie qui me mène au président d’une association d’anciens combattants de ce village, monsieur Emile Deroyer, cultivateur. Je les remercie tous deux pour leur sympathique accueil et pour leur pleine coopération déterminante pour ma quête.
A partir de cet instant ma recherche s’accélère, je rassemble en effet de la part de monsieur Emile Deroyer des informations précieuses. Il me fait le récit suivant, récit confirmé par le neveu d’Amand Bazillon, monsieur Jean François Bazillon et par monsieur Maurice Comére qui, lui, tient ses informations directement de sa mère qui est la sœur d’Amand.
« Fin juin 1944, (en fait il a été arrêté le 16 ou 17 juin) de bonne heure le matin, des éléments de la Milice frappent à la porte de chez Amand Bazillon, l’interpellent et l’emmènent. Il est placé à l’arrière d’une traction noire entre deux miliciens. Un chauffeur est à l’avant».
Des Français collaborateurs, des scélérats qui se font passer pour des résistants ont su habilement interroger les habitants des villages alentour. Les résultats de leurs investigations les ont menés tout droit vers Amand Bazillon qu’ils cueillent ainsi facilement. Il est transporté à la kommandantur de Fougères, emmené ensuite à l'asile Saint-Méen où cantonne La Deuxième Unité de Marche de Bretagne depuis juin 1944 - Cette unité se compose d'une centaine de Franc-Gardes commandés par le lieutenant DI CONSTANZO . A t-il été transféré ensuite au poste de la Milice, au lieu-dit la Croix Rouge à Rennes pour y être interrogé ? Je le crois fermement ! Cette maison, lieu de tortures que la Milice occupe, est surnommée «La Météo» parce que située à proximité d’une station météorologique.[1] Enfant, me rendant à pied avec ma mère de Vezin-le-Coquet à Rennes, je suis passé plusieurs fois devant ce sinistre lieu. Des chevaux de frise avec du barbelé sont disposés en chicane sur la route. Ce poste de contrôle commande une des entrées de la ville de Rennes. Une sentinelle vêtue d’un uniforme bleu foncé surveille le passage. C’est certain ! c’est à cet endroit qu’Amand Bazillon a été amené puis interrogé et torturé, son corps ayant été retrouvé, sans vie, non loin de là. Il n’a, paraît il, pas parlé.
Beaucoup plus tard, à Rennes, c’est en 1946, des proches d’Amand sont convoqués pour reconnaître le corps à partir d’une photo du visage, retrouvée et prise, après son exécution, par Monsieur Fernand Bons, alors maire de Vezin-le- Coquet. Celle-ci montre des traces d’ecchymoses qui confirment bien qu’il a reçu force coups avant d’être exécuté. Lors de la découverte du corps les autorités municipales ignorent son identité car il avait été dépouillé de tous ses papiers. Amand Bazillon a heureusement pu conserver sur lui un livre pieux « L’imitation de Jésus-Christ ». En effet, Amand Bazillon souhaitait être missionnaire chez les Pères Blancs une fois la guerre terminée. Or ce livre porte la signature d’un curé inscrite sur la première page et qui a été déterminante pour identifier son propriétaire. Avec l’aide de l’archevêché de Rennes et grâce à l’enquête menée par monsieur Fernand Bons on a pu savoir que le mort est originaire de Saint-Sauveur-des-Landes. Sa sœur qui vit encore à ce jour, a précisé que la semi identification de son frère, c’est-à-dire seulement la localisation de son lieu d’origine, lui a permis d’échapper à la faculté de médecine (sic). Il a donc été enterré provisoirement dans le cimetière de Vezin, près de l’église. Le cercueil et les frais d’inhumation ont été réglés avec une participation de la commune et aussi avec le fruit d’une quête faite dans le village. Je me souviens que mon père disait que Monsieur Fernand Bons, lui-même résistant, a fait poser après l’inhumation, sur la croix tombale, une petite cocarde tricolore. «mais chut !!! disions nous, c’est interdit par les Allemands d’arborer les trois couleurs »…le maire avait donc bravé cette injuste interdiction.
Un petit mur sépare le cimetière communal qui entoure l’église, du potager du directeur de l’école. De là, je peux voir la tombe, je l’observe. Je sais que ce n’est pas le fruit de mon imagination, je distingue bien encore, comme une photographie, un petit ruban tricolore sur la croix de bois de cette tombe.
Le corps est rapatrié au cimetière de Saint-Sauveur-des-Landes le 23 avril 1949. Le milicien responsable de cet assassinat a voulu s’engager pour l’Indochine, afin d’échapper à l’épuration. Il a été reconnu à temps par un résistant. Il a été jugé à Rennes et fusillé, paraît il, dans l’espace dit «de l’Enfer» du jardin botanique du Thabor à Rennes. ( Les Allemands y fusillaient des résistants) (2)[2]
Les informations rapportées que j’ai pu recueillir en interrogeant les proches ou les voisins au sujet des activités d’Amand Bazillon au sein de la Résistance sont peu nombreuses. Les personnes de son groupe qui auraient pu témoigner sont toutes disparues. On sait toutefois qu’Amand agissait au sein d’une équipe autonome dont il aurait pu être le responsable. Ce groupe avait comme dénomination locale «le maquis de la Salorge». La nuit avec des camarades, il participait à des coups de mains, dont l’attaque d’un convoi allemand. Il s’occupait également de la récupération d’armes parachutées. Il disposait aussi d’un poste radio émetteur-récepteur. Il était brave, insouciant du danger. Il faisait toutefois trop grande confiance aux gens qu’il connaissait en ne prenant pas suffisamment garde aux délateurs de tout poil qui agissaient par vengeance personnelle, par bêtise, voire par naïveté mais aussi pour certains, par cupidité ou conviction, ceux-là mêmes qui étaient de vrais collaborateurs. C’est paraît il la cause de son arrestation.
Le nom d’Amand Bazillon s’est ajouté à la très longue liste des martyrs, de ceux qui ne voulaient pas accepter le joug de l’occupant. Le bassin de Fougères a fourni nombre de ces braves à la Résistance, pour que vive une France libre. Souvenons nous ! In Memoriam.
Je n’ai trouvé le nom d’Amand Bazillon correctement inscrit nulle part, ailleurs que sur sa tombe. Il y a des héros bien ignorés.
Le 20 Avril 2011
Albert René GILMET
Notes
(1) Monsieur Montgermont (rectification) qui était maraîcher et non boucher, a trouvé le corps dans un champ situé près de chez lui, champ qui bordait à l’époque la route Rennes-Pacé,
(2) Ouest-France du 6 juillet 1946 – procès Schwaller - Le nom d’Amand Bazillon figure sur la longue liste des meurtres dont est responsable Émile Schwaller, à la LVF puis milicien criminel, chef de centaine de la milice à Rennes. Une erreur a sans doute été commise par Ouest-France qui orthographie Amand Baziller.
La copie d’une lettre écrite le 5 mars 1946 par Victor Bazillon à ses parents apporte des informations qui permettent, en quelque sorte, d’authentifier ou du moins confirmer une partie du présent devoir de mémoire. Elle m’a été remise le 2 août 2014 par madame Marie France Bazillon, épouse Sénéchal et par son frère, monsieur Jean François Bazillon, avec permission de la produire ici.
Victor Bazillon est le frère d’Amand. Il est entré dans la police à la libération. Cette position a facilité le déroulement de ses recherches dans le cadre de l’enquête qu’il mène sur la mort de son frère.
Le document original a été altéré par le temps, seul le recto de la lettre est présenté ici. Une copie dactylographiée accompagnait la lettre manuscrite de Victor.
Albert René GILMET
Rennes le 5 mars 1946
Bien chers Parents.
Je vous écris quelques mots ce soir pour vous rendre compte des démarches que j’ai faites aujourd’hui. En arrivant ce matin, j’ai été voir le juge d’instruction, Mr Tarabeu, afin que soit rendue officielle l’identification du corps d’Amand. Au début de l’après midi, j’ai vu mon patron que j’ai mis au courant de l’affaire. Aussitôt, il m’a donné une auto et je suis allé à Vezin le Coquet. Je suis d’abord passé à l’endroit où fut trouvé le corps d’Amand, c’est la barrière d’un champ, sur le bout de la route de Saint Brieuc, à deux kilomètres de Rennes. J’ai vu la personne qui le trouva. Ensuite, je suis allé au bourg de Vezin le Coquet pour voir le Maire. Il n’était pas là mais j’ai parlé à sa dame. Elle m’a dit qu’Amand avait été enterré à l’église, avec l’assistance de toute la population de Vezin. Elle m’a emmené sur sa tombe et je vous assure que j’ai été stupéfait par l’ordre et la propreté qu’il y avait. C’est une tombe très simple mais d’un entretien remarquable, pas un brin d’herbe. Sur le milieu il y avait un vase avec des fleurs. Elle m’a dit qu’il y a toujours eu des fleurs sur sa tombe. A l’extrémité se trouve une croix de bois blanche à laquelle est attachée une cocarde aux couleurs françaises. D’autres personnes m’ont dit que cette dame, la femme du Maire, a beaucoup pris soin de la tombe d’Amand qui, je vous l’assure, est d’une propreté étonnante. Cette dame m’a dit aussi que beaucoup de messes et de services ont été célébrés pour lui. Je n’ai pu voir le Recteur* de la paroisse qui vient d’être changé et envoyé à Maure de Bretagne mais je lui écrirai prochainement si je ne vais pas le voir. Des cérémonies ont eu lieu sur la tombe d’Amand au moment de l’armistice et toutes les fêtes nationales. On m’a assuré qu’il n’a pas été oublié, bien au contraire. D'ailleurs, moi-même, qui suis arrivé à l’improviste, j’ai pu m’en rendre compte. On m’a dit qu’il a toujours été, depuis sa mort, l’enfant de la commune. J’ai su qu’il avait été enseveli avec beaucoup de délicatesse. Des femmes généreuses et dévouées étaient venues arranger son corps et, je le redis, il y eut malgré l’occupation et la présence proche des miliciens, un enterrement auquel assistait toute la population de Vezin. Je vous quitte. Demain je partirai en enquête à Saint Malo, pour la journée seulement. J’irai vous voir dimanche prochain car je ne serai pas de service. Je vous embrasse tous. A bientôt et bonne santé.
Victor Bazillon.
- Recteur: Curé
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