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Par les rues de Rennes le jour de l'an

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PAR LES RUES DE RENNES LE JOUR DE L’AN DANS LES ANNÉES QUARANTE


De 1940 à 1951, l’année 1944 exceptée pour raison d’évacuation de Rennes, nous subîmes les visites aux tantes le jour de l’an.

Débutait, vers 14 heures, un périple au parcours immuable. Il s’agissait, en quatre heures trente environ, d’effectuer huit ou neuf visites à des parentes plus ou moins proches. Nous en connaissions donc le scénario et nous y étions résignés, et d’expérience, sans espoir de recueillir quelques étrennes. Toutes ces personnes habitaient dans le centre de Rennes, à l’exception de deux au sud de la Vilaine.

Venait d’abord le temps des recommandations : avions-nous un mouchoir, avions nous pris nos précautions ? Une demande d’un enfant était contagieuse et, en visite, le défilé au petit coin était à proscrire. Inspection faite de notre tenue, bien peignés, souliers cirés, pouvait commencer l’après-midi de visites.

Le circuit nous amenait à monter la rue Gambetta et le début de la rue de Fougères pour aller d’abord chez une tante, vieille fille qui habitait une maison particulière au fond d’une impasse près du boulevard de Sévigné. Avant de tirer la cloche, l’ultime recommandation tombait : « Ne vous tortillez pas, ne vous balancez pas sur les chaises, elles sont fragiles ! » Le petit jardin traversé, la maison était accueillante, presque campagnarde avec toujours un grand feu dans la cheminée qui chatouillait agréablement nos narines citadines. Commençaient alors les bises puis les immuables constatations et questions : « Comme tu as grandi, et aussi en sagesse, j’espère… - Hum, hum faisait parfois notre père. Et en classe, travailles-tu bien ? Chacun était ainsi « constaté » et questionné. Nous avions droit ensuite à une part de brioche agrémentée de confiture maison, dégustée dans une assiette à fleurettes à la petite cuiller. Nous quittions cet endroit bien chaud pour suivre de nouveau les trottoirs de ce Rennes d’hiver, croisant parfois une famille probablement engagée dans la même démarche.

Le circuit des visites du Jour de l'AN (sur plan de 1939)

Le trajet suivant était bref, nous amenant rue de Vincennes où, à quelques numéros près, nous montions dans deux appartements. C’était d’abord celui d’une belle-sœur de ma grand-mère maternelle, compris-je plus tard. Le degré de parenté réelle avec ces personnes ne nous importait pas, seul comptant le fait qu’elles étaient des points de passage obligé. Celle-ci avait un visage extraordinairement fardé, plein de tics qui étiraient sa bouche et lui donnaient une élocution étrangement heurtée. Je regardais toujours avec étonnement le ruban noir qui enserrait ses fanons. Étant l’aîné, il m’incombait de lui dire « bonne année ! » en premier, ce qui, en retour me valait ses lèvres peintes quelque part sur mon front, et des traces que je m’efforçais d’effacer furtivement sous les yeux amusés de la fratrie. Elle nous recevait dans un minuscule salon dont les sièges graciles, débarrassés de leur housse sans doute pour l’occasion, nous expliquait-on, nous avaient valu un rappel de recommandation avant de sonner. A sept, l’espace était occupé. Sur un guéridon la boîte de porcelaine à bonbons qu’elle ouvrirait tout à l’heure. Après réponses aux mêmes questions et expression des mêmes constatations sur l’accroissement de nos tailles respectives, les grandes personnes échangeaient sur des disparus ou la dureté des temps avec ces problèmes de ravitaillement. Venait enfin le moment où elle nous invitait à choisir un bonbon, en commençant par la plus petite; il ne fallait pas omettre de dire « Merci, tante » bien poliment, et surtout suivre la recommandation donnée avant le départ « On ne choisit pas, ce n’est pas poli ». Comme elle recevait peu de visites, des bonbons stagnaient dans la boîte d’une année à l’autre. Avant ou après la visite, mon père ne manquait pas d’observer « Ce fut une des plus jolies femmes de Rennes ! », ce qui m’amena à méditer dès mon jeune âge sur les dégâts des ans.

Le jour de l'An tel qu'on le présentait en 1933

A côté, nous allions chez Tante Jeanne : mêmes questions et constatations, et doigts plongeant dans une boîte pour en retirer un gâteau sec. Ses propos étaient ponctués à tout bout de phrase et souvent sans raison de « Eh bien j’espère ! » que l’anticipation de leur venue nous mettait au bord du fou rire si nous avions l’imprudence d’échanger des regards. De son appartement, comme chez les autres, nous ne voyions que le petit salon et je tentais d’imaginer les autres pièces, y compris « les cabinets ».

C’était ensuite le tour, rue de Robien, de la toute petite tante, en fait une ancienne voisine du temps où mon grand-père habitait le même immeuble. C’était « mademoiselle » qui ouvrait, une grande femme à cheveux gris, sorte de locataire-gouvernante-dame de compagnie qui rapetissait la taille de la tante dont la voussure s’accentuait d’un premier de l’an à l’autre. Au moment de la dégustation de la madeleine, les deux enfants assis sur le canapé du salon avaient droit à la remarque : « Votre papa se cachait sous ce canapé quand il était petit, savez-vous ! », la précision me surprenant car je n’imaginais pas mon père s'y cacher adulte… Nous échangions des regards de connivence car nous avions prévu la remarque.

Ensuite au bout d’une impasse près de l’hôpital militaire nous faisions coup triple, mais en deux fois, trois tantes habitant la même grande maison. La plus âgée, entendait mal et on nous recommandait préalablement de répondre en parlant fort. Je regardais aussi le ruban noir autour de son cou. Les deux autres, filles de la première, étaient l’une mariée, et l’autre vieille fille, résultat probable du déficit en mâles dû à la Grande guerre, comme l’était probablement le célibat de la tante de la maison près du boulevard de Sévigné.

Sans regarder sa montre, mon père devait supputer le temps écoulé et, le moment recherché survenu lors d’un blanc dans la conversation, disait quelque chose comme, « Eh bien, tante, ce n’est pas tout ça, le temps passe si vite et nous souhaitons encore faire quelques visites ». Le plus pénible était d’embrasser encore chacune de ces tantes dont certaines, à les approcher ainsi, révélaient des ombres de moustache qui, effectivement, piquaient un tantinet. Une fois sortis, tout en trottant vers la prochaine visite, nous y allions de nos commentaires désabusés sur la tante et la qualité des gâteries offertes à notre gourmandise pourtant peu en éveil car nous nous souvenions des piètres prestations des années précédentes.

Les deux visites au cours desquelles j’éprouvais de l’émotion étaient celles au sud de la Vilaine. Nous prenions l’ascenseur pour atteindre l’étage de la tante, dans l’immeuble en U de la rue Poullain Duparc. Sur la commode l’aviateur à casquette, son fils tué en mai 1940, nous regardait dans sa photo et ce regard du grand jeune homme mort pour la France me troublait.* La tante était alerte d’esprit et de conversation et questionnait avec intérêt les « petites personnes », ainsi qu’elle nous appelait. Ce n’était pas ici un comportement convenu comme nous le ressentions ailleurs.

Quant à la visite à la sœur de mon père, Mère Anne de Jésus en religion, elle nécessitait de monter la rue Saint-Hélier et de passer le pont au dessus des voies ferrées, près de l’Économique pour atteindre la clinique Saint-Yves derrière la brasserie Graff. Malheureusement les rambardes empêchaient la vue des trains. La sœur tourière disait avec un bon sourire qu’elle allait la chercher. Après quelques minutes d’attente et de conversation à voix feutrée dans le petit parloir, car nous devions ressentir comme une sainteté des lieux, nous entendions enfin des glissements de pas, le rideau blanc s’ouvrait et, derrière sa grille, elle apparaissait sous son voile noir, le front pris jusqu’aux sourcils par un serre-tête blanc. Elle commençait par dire joyeusement «  Deo gratias ! » avec un grand sourire puis enchaînait avec des questions à chacun. Venait le moment où elle disait que, puisque nous étions bien sages, nous avions droit à un petit souvenir qu’elle allait chercher dans les profondeurs de « notre poche », tout étant communautaire ici. C’était invariablement quelque image sainte dont nous faisions peu de cas, sauf si l’une avait de jolies couleurs ou du doré. Elle nous recommandait ensuite de prier le Petit Jésus pour la paix, le Saint-Père ou les pères missionnaires qui instruisent et évangélisent les petits Africains. Après 1944, la vilaine grille détruite par les bombardements n’ayant pas été rétablie, nous pouvions l’embrasser.

La tournée touchait à sa fin et nous étions contents de voir le bout de l’avenue Janvier et de cette corvée incontournable. La pensée taraudante des toilettes nous faisait garder bonne allure. La côte de la rue Gambetta en vue signifiait la fin du périple. Au début des années cinquante, il y eut quelques entorses à ce rite et, surtout, le temps écourta la liste des visites jusqu’à la réduire à une ou deux qu’on ne fit d’ailleurs plus obligatoirement le jour de l’an.


Etienne Maignen


lien externe

  • Un Rennais, le sergent-chef pilote Hervé Bougault, mort pour la France à 23 ans, le 17 mai 1940, aux commandes d'un bombardier LéO 451 abattu près de Floyon (Nord) par un Messerschmitt.

http://www.31eme-escadre.fr/equipages_dans_la_tourmente/Bougault.html