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1912, un drame passionnel dans la bourgeoisie rennaise
En 1912, la relation d'un crime commis à Rennes est étalé sur une série de onze articles dans l'Ouest-Eclair du 15 juillet au 22 novembre 1912, la majorité en juillet avec cinq articles puis en novembre avec quatre articles (le crime, le procès). Le Courrier de Rennes et le Journal de Rennes donnent moins d’articles, mais de longueur équivalente : en moyenne quatre à huit colonnes, pour le procès. C'est que pour ces journaux le nom de Berthe Leclair, bien connu dans la bourgeoisie rennaise, fait recettes et le crime de la rue Bourbon est très spécifique par ses circonstances et la situation sociale de ses protagonistes, des gens de la bonne bourgeoisie. Il y avait ici les ingrédients d'un bon fait divers dans une bourgeoisie rennaise où l'on prétendait se tenir à carreau.
Avec une faute d’orthographe, le crime est dévoilé par l'Ouest-Eclair, le 15 juillet 1912 dans une édition spéciale tirée à 18 000 exemplaires (alors que Rennes a 80 000 habitants) : « Une dame Leclerc, femme de M. Leclerc, rue du Mail, a tué une jeune personne Melle Obitz, 22 ans, qui habitait 3 rue de Bourbon (maintenant rue Edith Cavell qu’elle soupçonnait d’être la maîtresse de son mari". Le reporter dresse un tableau saisissant, avec des termes forts, de l'irruption chez la maîtresse, avec le coup de revolver, la femme témoin "clouée au sol" et la reddition immédiate de la meurtrière.
C'est à la famille de la meurtrière et à celle-ci que l'Ouest-Eclair manifeste de la compassion: « Nous tenons d’ailleurs à dire que la famille de Mme Leclair est une des plus honorables de Rennes et que nous nous associons à sa peine en cette douloureuse circonstance. et le journal révèle que la victime exerçait une profession à risque : « Disons puisque c’est la vérité, que c’était une professionnelle. »
Berthe, née Rosetzky à Rennes le 20 mai 1878, avait un pères d’origine polonaise, Lucien Rosetzky, fabricant de chandelles puis de siphons [1]. Elle a eu une éducation catholique, classique dans son milieu rennais, au pensionnat de la Sagesse ]à Rennes de 6 à 14 ans, puis à l’école de l’Immaculée Conception jusqu’au brevet. Elle fait un mariage d'amour à 20 ans, en 1898, avec Albert Leclair, propriétaire d'un grand garage automobile, et ils ont eu deux enfants. Le journaliste se fait juge : le crime fut prémédité, même si l'épouse a agi dans une "crise de jalousie aiguë." Une demande en séparation de corps avait été introduite puis "l'affaire finit par s'arranger". Emmenée à la maison d'arrêt, elle demanda au Dr Baderot :« Peut-on avoir des chambres payantes à la prison ?» [2] La victime s'était fait inscrire sous le nom de Mlle Lemarchand, modiste, et avait une petite fille de deux ans, placée à la campagne.
Albert était infidèle depuis longtemps et Berthe déposera " Ma modiste, madame Renault, qui demeure rue Jean Denis Lanjuinais et qui savait depuis longtemps que j'étais malheureuse, m'apprit que mon mari passait pour avoir comme maîtresse une bonne de café. J'ai fait mon enquête et connu la réalité." [3] Mais Albert jusqu’au bout tentera de donner le change. Patron d’un garage automobile, il se déplace souvent pour des raisons professionnelles avec sa maîtresse. En mars, il écrit toujours à sa femme des lettres tendres, commençant par " Ma cocotte chérie" ou "petite maman".
Le procès va être un grand spectacle et l'Ouest-Eclair met l'eau à la bouche des Rennais : « Voilà le drame qui passionne actuellement tout Rennes : une foule considérable voudra assister aux débats. Aussi le service d’ordre sera très rigoureux et M. le président qui tient à ce qu’aucun trouble ne se produise fera observer une consigne des plus sévères. »
Le 12 novembre, l'Ouest-Eclair présente l'accusée :« À midi trente-cinq, l’accusée fait son entrée dans la salle entre deux gendarmes. Sensation et mouvements prolongés, dirait l’officiel, s’il s’agissait d’une séance à la chambre. Mais il n’en est rien. Nous devons être dans quelque réunion mondaine. Il y a une foule, une foule généralement distinguée : celle qui groupe toutes ces attentions ne manque pas d’allure. Elle est tout en noir. Sa voilette baissée ne dissimule guère un visage joli et impassible, que tout le monde observe curieusement. Une somptueuse jaquette de fourrure fait à quelques pas de nous l’admiration d’une dame et sans doute, plus loin, de toutes les dames. » Le journaliste de l’Ouest-Éclair manifeste de la sympathie pour l’accusée : « Et on parle d’amour. Mme Leclair dit d’ailleurs ces choses-là avec une très jolie voix, très distinguée et paraît convaincue.»
Berthe espérait l'acquittement comme l'avait obtenue Marguerite Steinheil , quelque temps auparavant, dont l’affaire était plus complexe. Elle fut condamnée à cinq ans de travaux forcés, peine commuée en cinq ans d’emprisonnement et à 10 000 francs de dommages et intérêts. Elle meurt en 1962.
Ce crime, qui défraya la chronique rennaise pendant plusieurs mois, avait bien des ingrédients piquants : l’auteur de l’homicide une femme, et une bourgeoise surtout, avec des motivations sentimentales et sexuelles, de quoi susciter l’intérêt de la ville de province et de sa presse locale dans un registre émotionnel contenu : la passion dans les limites de l’admissible, si toutefois on considère admissible de tuer son prochain. [4]
Références
- ↑ Siphons rennais
- ↑ rue Docteur Baderot
- ↑ Dossier Leclair, pièce n° 40 Interrogatoire de Berthe Leclair par le juge d'instruction. Archives départementales d'Ille-et-Vilaine
- ↑ Un crime passionnel dans la bourgeoisie provinciale à la Belle Époque : l’affaire Berthe Leclair, par Jean-François Tanguy. Annales de Bretagne et des Pays de l'Ouest. 116-1 - 2009