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Printemps 1940, ça douille à l'arsenal de Rennes

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Le Café Hinet au 65 (près du Pont de Nantes) en 1937 ou 1938 : Anna Baril à droite, et Yves Tigier, son fils, au premier rang.
Dernier portrait d'un Mort pour la France en 1940 par le photographe de la place devant le portail de l'hôtel du Moustier. La guerre l'a vieilli : il a 34 ans.
L'arsenal en 1950, en bordure du boulevard de la tour d'Auvergne

Née à Plélan-le-Grand, précisément à quelques mètres de la route de Lorient, ma grand-mère, arrivant à Rennes après son mariage, devait investir préférentiellement le sud-ouest de la ville. Elle restera fidèle à ce secteur lors de son second mariage, avec Alfred Cosson, en achetant une maison en vis-à-vis de l'église Saint-Yves, là encore aux premières loges en bordure de la rue de Nantes, rue Brossolette, donc en Saint-Jacques-de-la-Lande ; maison détruite dans les années 2000 pour l'extension du centre commercial.

Les notes qui suivent proviennent pour l'essentiel d'une dizaine de lettres de sa main : les seules conservées de toutes celles qu'elle a envoyées à son "Petit mari"[1] ou "René chéri" ou "Petit chat" mobilisé depuis septembre 1939 jusqu'à son décès entre le 11 et le 17 juin 1940, mort pour la France à Jouy-sous-les-Côtes, dans la Meuse. Elles ont été complétées par quelques-unes des 90 lettres de mon grand-père en retour, dont celles écrites au verso des précédentes ; économie qui leur a valu de revenir à leur destinataire et d'être conservées. Ces lettres mettaient ordinairement deux jours pour parvenir à leur destinataire.

Des forges à l'arsenal

La première partie de la vie d'Anna Baril aura été marquée par l'odeur et le son du métal. Elle se termine peut-être par l'éclat d'obus qui lui été remis en 1941 comme cause du décès de René Tigier, au sort resté trop longtemps inconnu son cadavre ayant été reconnu comme celui d'un Zigier...

Si les forges de Paimpont se sont depuis longtemps éteintes à sa naissance, et sans qu'elle se vante jamais, elle est à mes yeux une authentique Filles des forges, sujet d'une chanson connue, comme née dans la partie du village des Forges en Plélan (les Maisons Neuves) ; fille du charretier, au service du Domaine de Paimpont, qui remisait ses charrettes dans certains bâtiments desdites forges, ouvertes à la visite.

Entre les forges et l'arsenal, c'est son emploi de serveuse qui fera lien. Née au-dessus, topologiquement parlant, de l'hôtel-restaurant des Forges, très fréquenté par la meilleure société d'alors, les années où elle y sera modestement domestique seront certainement déterminantes pour le reste de son existence. Peut-être y a-t-elle trouvé l'impulsion et désir de migrer vers la grande ville la plus proche, si pleine de promesses de meilleures conditions de vie, de denrées et objets plus divers et plus riches ? Je le crois.

Forte de cette origine, elle trouva sans aucune peine, probablement, un emploi de serveuse au café Hinet au 69 du boulevard de la Tour d'Auvergne ; famille avec laquelle elle conserva très longtemps de forts liens. Ce salaire complétait celui de René, menuisier-ébéniste chez Thébault, le Roi du meuble (selon ma mère), rue de Brest. Il ne restait que quelques pas à faire pour que, sous l'effet des circonstances, Anna Baril s'embauche comme ouvrière à l'arsenal qu'elle connaissait déjà si bien au contact des clients qu'elle servait.

L'arsenal au printemps 1940

La première évocation de l'arsenal, dès la première lettre, celle du mardi soir 6 février 1940, conservée par la réponse du 9, est déjà un peu absconse : moi hier, j'ai tiré un peu dure à travailler ; j'avais dormi de 3 h à 4 h 1/2 aussi j'ai trouvé mon lit bon à 7 heures hier soir - et toi tu devais être aussi bien fatigué - moi j'ai repris mon petit boulot, chacun fait le sien. Maintenant, il y a eu des histoires : Leroux m'a dit que je ne serais payé que trois jours ; c'est malheureux à une journée près. Le mot fatigue est une des allusions au voyage de retour au front[2] après une permission, une autre étant que mon grand-père a oublié sa cravate caquis... Mais, la fatigue pouvait avoir d'autres motifs, notoirement plus doux que les tressautements incessants des wagons de permissionnaires, la séparation s'avérant bien pénible : Mon pauvre petit, je n'en suis pas encore revenu ; que c'est tout de meme dure de ce séparer ; il faut y passer pour savoir. Fait attention à ta toux et met toi des ricolo - moi je tousse aussi un peu, j'ai mis un cataplasme.

La réponse du 9 montre chez le combattant une certaine acrimonie à l'égard de Bretons ou de Rennais : Je suis bien content que cela débale par chez nous ; ils en ont profitter assez - cela leur fera un peu voir et les derniers parti ne seront peut être pas mieu que les dernier [sic]. Il doit s'agir d'un écho au propos de sa femme : M. La---gne a reçu sa feuille de route pour partir ; il va au Mans ; ça va peut etre deguerpir par la, il commence à etre temps.

La seconde lettre, du 27 février, est entièrement consacrée à des décès, le déplorant pourtant : On n'entend parler que de decès. Elle relève à ce sujet un crime survenu à quelques rues de là : Rue Lobineau, il y a eu un drame : un permissionnaire a pris sa femme en faute - il a du tuer le type, mais les journaux en n'ont pas parlé. C'est un café qui fait le coin de la rue Ginguené. C'est du beau. Ce n'est que le commencement, ce n'est pas la fin.

Elle ajoute : La mere Hinet a mis le litre de cidre à 28 sous et sous peu à 1 [franc] 50. Je te dis qu'elle n'est pas longtemps à majorer les prix.

Il semble qu'elle travaille de nuit en commençant à 3 h 30.

Dans la troisième lettre, du jeudi 28 mars, ma grand-mère, bien morose, ne craint pas de faire état de son "cafard" : elle se termine un peu gravement par : Ta petite épouse qui t'aime et t'attend.. La lettre en réponse sera d'ailleurs bien chaude, pas seulement en raison de la météo devenue souriante. Elle dit aussi sa maison pleine, et qu'elle n'a pu faire ce qu'elle avait prévu, en raison de cet afflux de visites, amicales ou familiales. On y trouve la seconde allusion à des costumes de laine en provenance du secteur de Guer/Plélan : Hier, j'ai eu la visite de ma tante et de Rosalie [Tigier, belle-soeur]. Elles m'ont apportés les costumes. J'en ai pris 2 pour moi à ce prix là. Les lainages sont d'un prix fou : un pour Me Monnerais et l'autre pour Me. Boullez. Mme. Louessard en voudrait aussi ; je vais tacher de lui en faire avoir un. - ajoutant : Sur le journal, je viens de voir que l'on va avoir 10 [francs] pour l'allocation militaire. On n'aura pas de trop, car la vie est bien chère".

La lettre du 3 avril n'est pas plus gaie, avec mention de permissionnaires plus chanceux : Tout le monde vient, et pas mon petit soldat cheri, mettant à contribution son fils dans cette doléance par les mots qu'elle lui prête : comme dit Yves, il va peut être venir avec ses trois cheveaux, le pauvre papa. Il serait bien fatigué.... Son père n'est en fait pour l'heure qu'un modeste garçon d'écurie occupant son temps comme il peut : ... quand on voit les chefs, on fait mine de frotter...[3].

Il y est rapidement question de l'arsenal : Je suis aus pieces de ce matin ; soit disant que l'on va avoir davantage ; les autres vont y etre ces jours ici. On verra bien ce que ça donnera. Elle ne doit pas s'en plaindre puisque dans sa lettre du 8 avril, mon grand-père lui conseille : Si les temps ne sont pas élever, il ne faut pas essayer de gagner de trop, cas il baisse les devies et il faut travailler comme des mercenerres et encore on ne gagne pas cher.

La cinquième lettre, le 4 avril, mêle sentiment et travail à l'arsenal : si tu retournes avec tes copains, tu n'es pas pres de venir. Je vis sur l'espoir de te voir une de ces nuits ; quoique je préfererais être de nuit, car je resterais au lit avec toi ; car de jour, c'est moche ; il faut se lever à 4 h 1/2 et laisser son petit au chaud au lieu de rester à le caliner.. Plus loin, elle dit : Je prépare ma gamelle pour demain matin. Ce matin j'ai faillit être en retard ; j'ai couru, si non la porte allait se fermer à mon nez ; il ne faut pas que je recommence.

Dans la sixième lettre, le mardi 9 avril, la permission attendue est toujours la trame de la narration, mais des satisfactions émergent : Ce midi, je mange avec Yves, chez Me. Monnerais, une tête de veau avec Joseph et sa soeur. Tout le monde pense à moi : on ne me délaisse pas. Quand on est seule, ça fait bien plaisir. Dimanche, j'avais mon costume de laine ; il fait envie à tout le monde, surtout le prix ... mais c'est toujours Rosalie que ça dérange ; si elle avait encore quelque chose dessus, mais comme elle n'a rien que la peine d'aller les chercher. La mere Hinet en aurait bien pris aussi. Anna prend encore le temps de marquer une certaine complicité gourmande en ajoutant dans la marge en travers : Je te dirais si la tête de veau était bonne - à lui qui avait relaté une petite escapade dans un café de Metz où lui et ses copains ont été bien nourris : ça change un peut avec la gamèle. La tête de veau n'est effectivement pas tombée dans l'oreille d'un sourd et est encore évoquée dans la réponse du 11 avril à sa petite femme cherie et à cher petit Yves, avant un retour dramatique à la guerre, disant que les permissionnaires seraient rappelés ; que les marins doivent en voir des dures par labas... ; bref : Pour nous, c'est la guerre qui commence ; je ne sais quand ce sera la fin.

Le jeudi 11 avril toujours, la septième lettre, à "Mon tout petit René cheri", ouvre une nouvelle parenthèse sur son travail entre deux évocations de la guerre : Quel bagarre vers la Norvège, mon Dieu, c'est epouvantable. Ils veulent tout prendre c'est salauds d'allemands. Qui auraient pensé que l'on aurait vu chose pareille ? Depuis 7 mois que tu es parti je ne pensais que c'etait pour si longtemps... Maurice Lemoine est parti à Oran ; ça va chauffer aussi pour eux aussi.
Tu n'as pas besoin d'avoir peur, ce n'est pas moi qui fera monter le travail. Je suis assez maline comme lui quoi qu'il y est pas mal, mais quand il y a 2 equipes comme ça on ne s'est à quoi s'en tenir : une met temps de temps, l'autre ne fait pas pareil ; je m'en suis dejà apercu car on m'avait dit un prix et après on m'a diminué. Me. Colleaux est venu ce matin, je n'étais pas levé, chercher son sac où j'avais rapporté des pissenlits.... Il ne semble pas que la nourriture manque puisqu'elle dit : Je vais etre obligé de marcher quand il fera beau ou alors je ne pourrais plus me bouger. Je n'ai pas beaucoup d'exercice, toujours assise. L'ambiance de l'atelier n'est pas sinistre à en croire les deux blagues salaces que se permet son patron à son endroit, c'est le cas de le dire. Amusée des jeux de mots, elle n'en est elle-même pas choquée, mais précise bien à son lointain mari : Il en a de bonne : Mme. Boullez a encore pleurer ; après il regrette. Mon grand-père précise dans sa lettre du 18 que partie ou totalité de son régiment fait partie de la 6eme division de Nord affricains. Il a reçu une carte de la Norvège dessinée par son fils.

Anna écrit le samedi 13 au retour du marché des Lices : Il fait beau temps. Colleaux [en marge : 22 rue Saint-Michel] vient de venir m'apporter 1/2 livre de café, car eux, ils en trouvent facilement quoiqu'il est moins rare, mais il a pas mal augmenté comme tout. Cette lettre met l'accent sur la piété de ma grand-mère, piété qui trouvera à se renforcer en seconde partie de vie en conséquence du deuil. Elle dit lui avoir envoyé une image de Lourdes et un coeur porte-bonheur, et termine avec un sincère regret : Tu n'as pas pu faire ton Paques probablement. Il lui avait dit avoir eu bien de la peine pour aller à la messe...

L'avant dernière lettre, le lundi 15 avril, commence par une troisième évocation du conflit en Norvège : Oui je crois que les boches vont recevoir une dérouillée en Norvège ; ils en mérite bien les salauds avec tout le mal qui fond. Suit une anecdote concernant l'arsenal : J'ai une compagne de travail. Sont mari est arrivé du Maroc ; elle ne l'avait pas vu depuis la mobilisation. De la faire, elle [a] manqué une journée sans prévenir. Pour la peine, elle va travailler une journée sans être payé. Il ne fait pas bon être en retard ou manqué. C'est sévère. Ils sont bien obligés, car il y en a qui exagère au café au dessous, je ne sais ce qui s'est passé cette nuit : ça poussait des cris la dedans. Je ne sais quelle vie elles mènent ces femmes la.. Cette observation est la seule qui rappelle que le ménage demeurait dans l'immeuble au-dessus du café (où est né Yves mon père, il y a 90 ans, le 7 janvier 1931) ; et rien ne dit qu'elle y servait la clientèle.

Mon petit homme d'amour - La lettre du mercredi 17 avril 1940 (6 h 1/2), la dernière conservée, ne se distingue pas des précédentes. La Norvège, l'attente languissante, les allers-et-venues des uns et des autres, plus ou moins heureux, introduisent une petite évocation de l'arsenal : Ici, en face, il arrive tout plein de civiles, ceux qui ont repassé probablement ; certains boite[nt]. Gustave [Hinet] et le petit Legoff vont bien risqué de passé à la casserole. On demande à vieillir de ce temps là. Je pense bien à toi mon cheri dans ces jours si critiques.
Le boulot ça va bien. Leroux a dit [à] Mr. Boullez dimanche que sa femme et moi l'on etait ses 2 meilleures ouvrieres de notre equipe. On n'est surement pas les plus mauvaises : on se règle toute seule ; c'est une routine à prendre si on faisait toujours les memes poinçons ; mais je ne sais [pourquoi] on change souvent de modèle...[4] J'irais demain en sortant à 3 h 1/2 à l'oculiste...
[pour Yves]
Ta petite tourneuse te dit à bientôt mon tout petit et à demain bonsoir et bonne nuit.

La dernière lettre reçue de mon grand-père date du 11 juin, donc près de deux mois plus tard.

Notes et références

  1. René Tigier mesurait 1,56 m à 18 ans.
  2. Saint-Fergeux, petite commune du département des Ardennes. Il neige en ce mois de février : neige toujours au sol, début avril.
  3. D'abord mobilisé dans le 265e régiment d'artillerie lourde divisionnaire, il était passé en octobre 1939 dans le 206e RALD
  4. On construit 700 maisons du coté de Cleunay. Je ne sais ce que c'est que tout ça.

Voir aussi