A l'occasion des 80 ans de la libération de Rennes, (re)découvrez l'ensemble des
contributions autour de la Seconde Guerre mondiale et de la libération sur Wiki-Rennes.
Chronique vezinoise sous l'occupation/Libération n°16
Souvenirs d’un enfant
Vezin le Coquet vit à l’heure américaine.
Toute cette armée de libérateurs a besoin d'eau potable, énormément d'eau !. Sur indication de la mairie les Américains installent et organisent une station de pompage à proximité d’une source dont le débit permet de remplir des camions citernes, des tonnes remorquées par des camions 4X4 ou 6X6. C'est un va-et-vient continu de véhicules devant notre fenêtre souvent ouverte en cette période du mois d’août 1944.
Ce jour là, c’est encore un autre jour. En revenant de la maréchalerie j’aperçois un camion citerne transportant de l’eau, stationné devant notre fenêtre. Je me précipite sans tarder aux nouvelles. Un soldat américain, préposé à la conduite du véhicule a mis pied à terre et discute avec ma mère et ma sœur aînée, (je me demande dans quelle langue ils parlent!?). La porte de la cabine est grande ouverte. Puisque ce soldat semble être un ami de la famille, sans demander la permission, je me hisse à l’intérieur à la place du chauffeur. C’est bien haut mais je réussis sans aide. Mon attention est immédiatement attirée par de nombreuses photographies Pin-up disposées à l’intérieur, entourant le pare prise, uniquement des photos de filles. Un véritable panneau d’affichage! Celle de ma grande sœur fait aussi partie du nombre, en bonne place d’ailleurs, à droite en bas, je la remarque de suite. Tiens !…tiens ! Sa présence me rassure. Je saisis le volant et en route pour un rapide voyage imaginaire.
A l’occasion d’un de ses passages le soldat m’invite à l’accompagner jusqu’au point d’eau. C’est mon premier voyage en camion militaire. Je découvre alors où et comment s’effectue le ravitaillement. Enfant du pays, tout au moins d’adoption, je connais bien ces lieux. Nous sommes à proximité de la Motte, la baignade des Vezinois. A cet endroit, passe la rivière la Flume, c’est un immense chantier. Là où, quelques jours plus tôt, coulait un ruisseau isolé dans une nature paisible, se tient à présent une véritable usine de mise en citerne de l’eau. Une quantité impressionnante de Jerricans alignés sur plusieurs niveaux attendent d’être emportés ou remplis. Des tonnes qui sont des citernes de mille litres, de gros camions-citernes, de très grosses remorques citernes tractées, sont également en attente de chargement ou quittent le chantier. Une grande activité règne en ces lieux où le matériel ne manque pas.
Cette activité s’évanouira bientôt, hélas, avec toutes celles d’ailleurs nées de la présence des troupes américaines. Les animations, les divertissements qu’elles auront induites resteront gravés dans ma mémoire. Le prochain départ de nos amis n’effacera jamais mes beaux souvenirs . Ce départ sera assurément la cause, sur l’instant, d’une bien grande tristesse. Je ne serai pas le seul à être triste parmi les enfants. Des adultes auront aussi leur petit lot de pincements au cœur. Mais pour l’instant, ils sont encore bien là et je ne songe même pas qu’ils puissent un jour nous quitter.
Un matin d’un autre jour, avant de se rendre au travail à Pi-Park (le nom éponyme de Pi-Park est resté même du temps des Américains) mon père dit à ma mère « Tu n’oublieras pas de prendre la remorque chez Letort et d’aller chercher des caisses que j'ai préparées là bas ». Cette recommandation faite à ma mère n'est pas tombée dans l'oreille d'un sourd. Sans mot dire, un après midi, je sors de la maison, je me rends chez Letort. Je demande à Pierrot la remorque. Il m’interroge sur l’objet de son utilisation, il veut s’assurer que ma mère est au courant. Je lui réponds, le regard empli de vérité « bien sûr qu’elle est au courant ». Il hésite un peu mais devant mon insistance et mon assurance, il m’accorde le bénéfice du doute. Je me saisis de la remorque et je la roule en direction de Montigné. La remorque est facile à conduire, même pour un enfant de mon gabarit. Je n’est pas exactement compris où se trouvaient ces caisses, je m'arrête alors devant un pré garni de soldats sur le coté gauche de la route à proximité de la ferme Anger. Je suis persuadé toutefois que mes caisses m’attendent à cet endroit. C’est un cantonnement de soldats noirs américains. Je pousse ma remorque, je franchis l’entrée, quand une sentinelle qui se trouvait en retrait arrive et me signifie par gestes de m’en retourner. Je ne veux pas partir « mon père a dit qu'il y avait des caisses à prendre» , lui dis-je. Il me fait encore signe de m'en aller. Je ne veux pas. Il saisit alors ma remorque et, avec elle, il me dirige gentiment mais fermement en dehors du campement.
Pendant le court instant durant lequel je suis demeuré dans le campement, j’ai été surpris et intrigué de voir des hommes assis sur des perches posées horizontalement. Ils font leurs besoins à la vue de tous, bien tranquillement. Un paravent est néanmoins installé qui masque cet édicule aux passants qui circulent sur la route. Ils sont suspendus assis comme dans un fauteuil imaginaire. Je ne savais pas à ce moment là qu’il s’agissait, en terme militaire, de feuillées . (Toilettes de campagne).
C’est la première fois que je vois des hommes à la peau noire, mais j'en avais déjà entendu parler. Je ne suis ni impressionné, ni d’ailleurs surpris. Par contre ils ne me semblent pas si sympathiques que les autres Américains. Les blancs, eux, me laissent toujours entrer dans leur cantonnement et me donnent des bonbons.
Je reviens à la maison frustré, sans caisses et après avoir rendu la remorque chez Letort. Inutile de rappeler que je me suis fais tirer les oreilles par mon père. Ma mère s’est aussi faite enguirlander pour m'avoir laissé sans surveillance. Que pouvait-elle faire, ma pauvre maman, contre mes initiatives imprévisibles, téméraires et répétées.
Cette fois-ci l’événement se passe la nuit. Des coup violents sont donnés contre le volet de la fenêtre de la maison, côté rue, comme toujours. Toute la maisonnée est réveillée. Que se passe t-il ? Mon père ouvre la fenêtre sans déverrouiller les contrevents. Qui est là ? Que voulez vous ? Nous entendons alors une voix qui réclame. « madmoisel !... madmoisel !.… » Mon père répond qu’il n’y a pas de mademoiselle ici, il n'y a que des enfants, partez !. Les coups sur le volet redoublent « madmoisel !... madmoisel !.. ». Ma sœur aînée a vraiment peur et pleurniche. On comprend bien à l'accent, qu'il s'agit d’un soldat américain. Peut-être est-il ivre, peut-être sont-ils plusieurs. Après de longues minutes d'insistance avec échanges de propos fermes et réduits dans leur contenu, les coups cessent et le silence revient. Enfin rassurés, tous, nous nous glissons sous la couette et je m’endors.
Cet événement est pour moi une péripétie de plus. Je l’interprète comme du spectacle, j’aime quand il se passe quelque chose. Précédemment il y avait des Allemands qui occupaient cette même place devant la fenêtre. Si ces derniers se sont manifestés d’une manière beaucoup plus bruyante et pour une durée plus longue, la peur ressentie par ma sœur aînée fut moindre, en comparaison de celle qu’elle a ressentie cette nuit quand l’Américain répétait sans cesse un unique mot madmoisel. Ma sœur se sentait l’élément principal du sujet.
Le lendemain matin, grande discussion dans la grand'rue du Bourg, à hauteur du portail de chez Touffet. Se trouvent là, toutes encore impressionnées par l’événement de la nuit, mesdames Trincart, Bigot, ma mère, la mère d’Alphonse sans doute et Léa Bordier la sœur de madame Pinel. Chacune constate qu’elle n’est pas la seule à avoir eu des visiteurs nocturnes. Ces dames commentent, « Vous vous rendez compte, Ils sont passés par dessus le portail de chez Touffet… Des officiers sont venus ce matin pour enquêter, ils vont être jugés et fusillés... ». Ah! la rumeur, que ne dit-elle point.
C'est beaucoup plus tard que j’ai appris le fin mot de l'histoire. Voilà ce dont il s’agit. Un habitant du pays qui demeure dans notre rue, fait venir de Rennes des péripatéticiennes. Il les installe dans un de ses locaux, créant ainsi, prés de chez nous, une maison du genre de celle que madame Marthe Richard fit interdire et fermer après la guerre. En vérité il est faux de nommer ces dames de Rennes des péripatéticiennes, puisqu’en fait, elles ne hélaient pas le chaland vu qu’il était là et accourait en nombre, l’information se faisant de bouche à oreille. Ces messieurs connaissaient l’existence de la maison mais ne savaient pas la localiser. La lanterne rouge n’avait pas été installée vu aussi que ce commerce était clandestin. C’est en frappant à toutes les portes du voisinage que des militaires américains tentaient leur chance espérant trouver et ouvrir celle qui les mènerait vers une éphémère mais réconfortante félicité. …moyennant quelques dollars bien sûr !
Mars 2013
Albert Gilmet