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Bombardement du 8 mars 1943
Le 1er mars 1943, le quotidien régional se faisait l'écho de l'inquiétude de Rennais : "En cas d'attaques aériennes de combien d'abris solides disposeraient les Rennais ?" Inquiétude prémonitoire car Rennes va connaître un premier bombardement dévastateur de l'armée américaine, le 8 mars 1943.[1] Le maire met aussi en garde contre l'attitude de concitoyens qui, lors d'alertes, ne cherchent même pas à s'abriter.
Des forteresses volantes
Le 8 mars 1943 décollent des terrains d'aviation du centre est de l'Angleterre 67 B-17 "forteresses volantes" de la 8e bomber command, effectif important pour l'époque, dont les seize du 305e groupe de bombardement, en tête, composé de quatre "squadrons", commandé par le colonel Curtis Emerson LeMay, surnommé "cul de fer" (iron ass), qui dans un mois, le 4 avril, s'illustrera par un bombardement très précis sur une cible industrielle de la région parisienne et recevra, pour cette opération la "DUC", la distinguished unit citation". Ce colonel avait instauré pour ses bombardiers la pratique du vol en "combat box" : formation de combat à des altitudes "staggered", " échelonnées" verticalement et horizontalement de 300 m en 300 m, pour créer des difficultés au feu de la DCA ennemie au sol" et améliorer les résultats sur cible, [2]
En l'occurrence le résultat de cette mission incite à pencher, chez les Rennais, pour une autre traduction de "staggered" au vu de l'altitude des appareils lors du bombardement de Rennes : altitudes vertigineuses.
Comptes-rendus de mission
La mission du 8 mars pour les 91e, 303e, [5] 305e et 306e groupes est le bombardement des installations ferroviaires de Rennes. Elle a été présentée à des équipages comme une opération simultanée de diversion au bombardement du triage de Sotteville-les-Rouen.[6] Les forteresses volantes, arrivant par la partie ouest de la baie de Saint-Brieuc, abordent la ville à 14 h 30 par l'ouest après avoir survolé Mordelles à 6000 mètres d'altitude. Le 303e groupe, pour sa mission 021, a 12 B-17 sur 19 efficaces sur site, la 322e escadrille en a cinq à 14 h 31 avec chacun dix bombes de 225 kg et trouve une Flak intense et forte. Les 16 B-17 du 305e groupe subirent de lourdes attaques de 25 Focke-Wulf 190 de la chasse allemande avant d'atteindre le point de départ du vol de bombardement et un appareil de sa 422e escadrille, touché et harcelé réussit néanmoins à regagner un terrain anglais. La 323e escadrille a trois appareils engagés et revendique un Focke-Wulf abattu et un autre probablement. La 324e a quatre appareils engagés [7]. Pour sa part la 401e escadrille a détaché trois appareils, chargés comme tous de dix bombes de 225 kg et survolant la cible à altitude de 7300 m; son rapport fait état d'une Flak légère et imprécise et d'un bon bombardement systématique sur le point visé, et d'une Flak de légère à intense mais tout aussi imprécise tant au retour qu'aller. [8] Il en est de même pour le 306e groupe de bombardement, qui a eu un appareil abattu à l'aller sur Trébry, [9] annonce avoir abattu 3 appareils ennemis et fait rapport d'un bon résultat de son bombardement à vue avec une Flak et une opposition faible de la chasse ennemie. Au total, six appareils ont été abattus au cours de cette mission en raison de fortes attaques de 25 chasseurs avant même l'atteinte du point initial pour le bombardement ainsi qu'au retour. Le bombardement a duré vingt minutes, 135 tonnes de bombes ont été déversées, dont certaines incendiaires et d'autres à retardement qui frapperont des sauveteurs. Les conditions étaient bonnes, sans couverture nuageuse ni brume, avec 16 km de visibilité. Les photos prises de 6700 mètres par le 303e groupe, qui trouve la Flak légère et généralement imprécise, montrent des résultats qualifiés de passables à bons avec une bonne concentration près de la zone ciblée et 10 à 12 déflagrations dans la zone de la gare de triage, la plupart noires mais trois d'entre elles étaient hautes et grises.[10] Trois appareils allemands Focke-Wulf des deux groupes de chasse JG 26 ont été abattus (les Britanniques en revendiquèrent quatre et trois autres probables).
Pour les alliés : des résultats très positifs
Les rapports des 7 et 30 avril 1943 ont qualifié les résultats de spectaculaires :" Les bombardiers frappèrent la gare de triage, la coupant aux deux extrémités et bloquant le trafic pendant trois ou quatre jours. Il fallut encore plusieurs jours, voire deux semaines avant une reprise normale du trafic. Entre-temps, les communications ferroviaires avec la péninsule de Brest, et en particulier avec les bases sous-marines, furent sérieusement désorganisées, car Rennes constituait la clé stratégique de tout le réseau ferroviaire de Bretagne."[11] Sur une photo aérienne de l'U.S.A.F., sont cerclés et numérotés les neuf emplacements ferroviaires atteints, des voies longeant le boulevard du Colombier à l'ouest, jusqu'aux trains stationnés sur le triage de la plaine de Baud, à l'est.[12] Au 91e groupe de bombardement, on fait état d'un "résultat très bon, la Flak ayant été légère et imprécise. Le N° 337 lâcha ses dix bombes de 50 kg sur la cible.
Le 323e squadron qualifie le résultat "excellent" avec une Flak légère. Et le 324e conclue : mission réussie avec de bons résultats de bombardement. Tant l'interrogation des équipages de combat que les photos des attaques de frappe indiquent qu'une majorité de nos bombes tomba à quelques centaines de yards du point visé. On observa plusieurs gros incendies à la gare de triage et à des bâtiments industriels adjacents * [13] alors que la formation quittait la zone ciblée." [14] Le rapport de l'escadrille 463 note que l'opposition de la Flak a été considérable mais que de bonnes photographies ont été ramenées qui révèlent une excellente concentration de bombardement et le constat est le même pour la 59e escadrille qui indique que la cible a été balisée avec succès par des feux rouges et verts, que le bombardement a été bien concentré. [15] Le rapport de mission du 423 e squadron note que "les résultats du raid sur Rennes donnent l'image la meilleure jamais reçue d'un triage mis nettement et complétement hors service." A l'époque ce bombardement ainsi que celui de la gare de triage de Hamm, dans la Rhur, le 4 mars, sont présentés à l'opinion américaine comme des exemples prometteurs dans ce mois de mars qui fera date dans l'histoire du bombardement de précision en haute altitude. [16] Il est vrai que ce bombardement du 8 mars est considéré d'une précision globale remarquable supérieure à la moyenne, 30 à 40% des points de chute des bombes identifiables par reconnaissance photographique étant situés à une distance inférieure au rayon de 305 mètres (1000 pieds) de la cible assignée, alors qu'en février un groupe considérait son résultat comme au-dessus de la moyenne si ce pourcentage atteignait 20%.[17]
Un communiqué annonça [18]:
Des bombardiers américains sur des centres ferroviaires français Deux chasseurs de Toronto ont abattu deux des cinq chasseurs nazis dans le raid sur Rennes. Londres, 8 mars 1943. Des bombardiers lourds américains escortés de chasseurs canadiens et britanniques ont repris l'offensive contre la menace des sous-marins allemands, en plein jour aujourd'hui, en martelant les points clés ferroviaires de Rennes et de Rouen et en abattant une vingtaine de chasseurs ennemis dans les premières opérations aériennes concentrées menées par les unités alliées depuis samedi[...] cinquième raid mené de jour par l'U.S.A.F. en onze jours. Rennes est un important centre de fournitures pour les sous-marins et un nœud ferroviaire des lignes menant aux bases sous-marines de Hitler à Lorient, Saint-Nazaire et Brest ainsi qu'au port de Cherbourg.[...] Un communiqué publié conjointement par l'U.S. Air Force et le ministère de l'air britannique dit que les bombardiers ont attaqué Rennes "avec succès" en dépit d'une forte opposition ennemie.''
Le résumé hebdomadaire du cabinet de guerre britannique retient :
"Les bombardiers lourds US ont fait deux attaques à grande échelle, chacune avec environ 60 appareils contre Lorient et Rennes. A Lorient une concentration de bombes a éclaté sur la centrale électrique nord. A Rennes, où le centre ferroviaire était l'objectif, beaucoup de dégâts ont été causés au matériel roulant et aux bâtiments de la gare et la circulation a été effectivement bloquée par des coups aux goulots d'étranglement des deux extrémités du triage principal."[19]
"Rennes
L'interprétation immédiate de photos prises le 8 mars après l'attaque diurne menée par l'USAF le même jour montre une grande concentration de cratères (au moins 43) sur les voies de triage rue Saint-Hélier. Au moins 50 wagons ont été détruits ou endommagés et 13 sont encore en feu. Un grand hangar à 3 portes de l'unité de réparation de voitures et wagons a été détruit et un grand hangar adjacent a été détruit sur le quart de sa longueur. La gare principale a subi des dommages considérables d'un coup direct.
En outre il ne reste que les murs d'un nouveau hangar au sud de la Caserne du Colombier et deux grands bâtiments industriels au bout des voies ferrées de la rue Saint-Hélier brûlent encore violemment. "[20]
Le "nouveau hangar au sud de la caserne du Colombier" ne correspond à rien et les "deux grands bâtiments industriels au bout des voies ferrées de la rue Saint-Hélier" sont ceux de l'Economique.
Le général américain Haywood S. Hansell, qui prônait le bombardement stratégique diurne, et était alors chef du 1rst Bombardment Wing, en avait dirigé la mission du 8 mars sur Rennes, à bord d'un B 17. Il reçut, pour sa bonne gestion de la mission, la Distinguished Flying Cross. [21] Le second lieutenant Raymond M. Rahner, navigateur à bord d'un B.17 de la 422e escadrille du 305e groupe de bombardement la reçut aussi pour "héroïsme extraordinaire" lors de cette mission : le B 17 commandé par le lieutenant Albert Kuehl ayant été sévèrement touché par des chasseurs allemands et de nombreux membres d'équipage étant blessés, le lieutenant Rahner, lui-même atteint de blessures douloureuses, déplaça le bombardier blessé et inconscient hors de son poste, appliqua rapidement des compresses pour arrêter l'hémorragie, prit son poste juste avant l'ordre de largage et put lâcher les bombes au signal, tandis que pendant le vol de retour hors formation un tireur de l'équipage abattit un Messerschmitt BF-109 (victoire confirmée).</ref>[22] [23][24]
L'année suivante, le principal secrétaire adjoint du ministre britannique de l'air, dans un rapport dont le titre a le mérite d'annoncer la thèse : "Apologie du bombardement", écrit : " Les systèmes de visée utilisés par les équipages des bombardiers américains sont remarquablement efficaces et le bombardement est fait avec précaution et précision mais il est évident que cela n'exclue pas des dégâts aux constructions inoffensives au voisinage de la cible. En tout cas, il apparaît que les vies des civils et les biens ont souffert dans les raids diurnes du 5 septembre 1942 sur Rouen, du 4 décembre 1942 sur Naples, du 1er mars 1943 sur Palerme, du 8 mars 1943 sur Rouen et Rennes, et du 26 avril 1943 sur l'aérodrome de Grosseto" [25]
Les lieux touchés
La gare de triage de Saint-Hélier est bien touchée, malgré la chasse allemande des Messerschmitt Bf 109, [26], mais aussi et surtout différents points de la capitale bretonne qui sont perçus, au sol, assez éloignés, tant au nord qu'au sud, des installations ferroviaires.
Sur le Champ de Mars, où se tient une fête foraine, les stands et les manèges se volatilisent, mais la fréquentation est heureusement faible en ce début du lundi après-midi de vacances des Gras. La fête ne battait heureusement pas son plein contrairement à ce qu'on a lu depuis. Le quotidien Ouest-Éclair mentionna bien que "amuseurs et chalands étaient ensevelis sous les décombres" mais aucun article ne fait état d'un nombre important de Rennais tués à cet endroit. Seuls des forains et leurs familles furent atteints, comme le dira d'ailleurs de Vichy, le 14, le ministre Cathala.
Avenue Janvier, des voyageurs débarquant dans la ville, des ouvriers, des promeneurs sont littéralement fauchés, déchiquetés. Partout des scènes d'horreur et de désespoir. L'objectif attribué aux forteresses volantes était la gare de triage. "Les quartiers les plus atteints ont été Le Foyer Rennais, les Sacrés-Cœurs (37 paroissiens tués) [27], le Colombier, le Champ de Mars sur lequel étaient établis plusieurs manèges forains, le boulevard de la Liberté, la gare St-Hélier, la rue Lucien Decombe, les entrepôts de la Société L'Economique (immeubles incendiés), la plaine St-Hélier, l'avenue du cimetière de l'Est, l'école près du pont de Nantes, indemne lui, les cités Villebois Mareuil, le cimetière de l'est (21 bombes à l'intérieur),
les quartiers de Châteaugiron et Adolphe Leray".[28] Au cimetière de l'est des tombes sont éventrées, des morts déterrés par les bombes. Au quartier des Sacrés-Cœurs on dénombre 37 paroissiens tués.
Rue Monseigneur Duchesne, aux Entrepôts de la Société l’Economique installés là depuis une trentaine d'années, le personnel est à son poste de travail. Au bruit des premières bombes, suivant les consignes données, les employés se rendent aux abris. Quand plusieurs d'entre elles s'abattent sur les bâtiments de la Société, plafonds et cloisons s'effondrent sur les malheureux qui se trouvent prisonniers de locaux aux issues obstruées. L'incendie se déclare et se propage rapidement, l'Economique n'est plus qu'un amas de ruines fumantes dans lesquelles périssent 71 personnes. Les noms de ces martyrs sont gravés sur un monument élevé à leur mémoire au cimetière de l'Est.[29]
Les résultats d'un bombardement de haute altitude
Ce n'est pas cette fois-ci que le 305e groupe de bombardement recevra la "distinguished unit citation" pour bombardement précis. Et pourtant La SNCF qui comptabilise d'abord 16 agents tués et 27 blessés, fera état de 40 cheminots tués, 92 blessés et de 425 familles de cheminots sinistrés.[31] Le personnel allemand des chemins de fer disposait sur l'ensemble des installations ferroviaires de 13 abris "Reichsbahn" et d'un abri anti-bombardement bétonnés.[32] Mais le spécialiste de la SNCF Machefert-Tassin, sous une rubrique intitulée "un échec stratégique", relèvera à Rennes, pour ce bombardement 10% des impacts sur des sites de la SNCF et met en regard les 300 morts atteints en dehors[33]. Une étude américaine de 2006 sur les bombardements en Europe concédera que " l'attaque sur Rennes a pu être contre-productrice. Un bombardement imprécis a causé la mort de 300 civils français. Des attaques plus précises sur d'autres gares de triage, elles aussi situées à côté ou sur des zones peuplées, infligèrent des pertes moindres. Mais l'étude constate que globalement, "aux yeux des Français, les raids sur les gares de triage ont répandu trop de sang français en regard des retards et des ralentissements aussi courts causés au trafic"[34].
Un rapport du maire fait état d'environ 400 bombes lâchées, de 274 civils tués, de 172 civils blessés, de 137 immeubles détruits et de 2568 endommagés.[35] 21 corps ne peuvent être identifiés et, répertoriés avec une description succincte, sont mis dans des cercueils numérotés de 185 à 205, les deux suivants contenant des restes humains. [36]
Les secours aux survivants interviennent au plus tôt : "Je suis à la Faculté lorsque les sirènes mugissent. Je vois presque aussitôt les bombes tomber vers la rue Dupont des Loges et, plus loin, du côté de la gare.[...] Notre personnel et nos véhicules (du Secours national) s'y rendent immédiatement (au sud de la gare) mais nous constatons, comme nous le reverrons par la suite, qu'on ne peut guère agir sur le moment car les sinistrés ont fui. Ce n'est que le lendemain que nous pouvons leur distribuer des repas chauds avec nos cuisines roulantes et des vêtements, lorsqu'ils reviennent sur les ruines de leur foyer. En quelques jours nous distribuons 4000 pièces de vêtements, 2450 repas chauds et autant de repas froids. 300 mètres de Vitrex permettent aux sinistrés partiels de se reloger dans une ou deux pièces de leur maison. Nous hébergeons les autres dans le foyer de la rue Victor Rault et à l’École d'Agriculture."[38]
.[39]]]
Lors des obsèques, l'autorité religieuse fait chorus avec l'autorité civile : Mgr Roques dit "sa réprobation et son indignation de toutes ces horreurs que la guerre a créées sur notre sol, car les procédés de la guerre, quelle qu'elle soit, d'où qu'elle vienne, ne justifient pas ni n'autorisent le massacre des innocents et des populations civiles."[40] Les jours suivants eurent lieu d'autres obsèques de victimes découvertes ultérieurement dans les ruines et nombreux furent les avis d'obsèques de personnes "décédées accidentellement".
L'hebdomadaire l'Illustration fera sa couverture des funérailles nationales des victimes : sur le quai Chateaubriand, une longue file de camions avec plateau portant les cercueils se dirige vers le cimetière de l'Est entre des Rennais stationnant sur les trottoirs, et un ministre du gouvernement de Vichy, Pierre Cathala, ministre secrétaire d'Etat à l'économie et aux finances, originaire de Montfort-sur-Meu, a fait le déplacement[41]. Les préfets régional et départemental et l'archevêque de Rennes verront au cinéma Le Celtic, 10 rue Saint-Louis, les actualités cinématographiques relatant les cérémonies des obsèques nationales à Rennes. Pendant des semaines l'Ouest-Eclair publie en colonne des listes de donateurs, noms et adresses et des montants des dons pour les sinistrés.
--Stephanus 18 mai 2012 à 09:27 (CEST)
Témoignages
« ===J'ai sept ans et sur Rennes tombent les bombes===
Tout à côté de notre rue, sur le toit du palais Saint-Georges, il y a une sirène d’alerte. On entend, surtout de nuit, le son qui prend son élan puis monte et descend pendant une ou deux minutes, et on descend à la cave. Un midi de février 1943, en rentrant du p'tit cours de la rue Victor Hugo, je descends la rue Gambetta avec ma petite sœur, la sirène retentit. Je prend sa main et nous courons ; les gens pédalent plus vite ou courent aussi, telles ces deux « souris grises » qui retiennent à grand peine d’une main leur petit calot sur leur chevelure à rouleaux et de l’autre leur sac à courroie sur l’épaule. Les parents nous attendent pour descendre à la cave. Fausse alerte… C’était pour Nantes ou Saint-Nazaire…
Quelques jours plus tard, un lundi mais ce sont les vacances des Gras, dehors il fait froid mais le ciel est tout bleu. Vers 2 heures 30 de l’après-midi, je joue près du poêle mirus qui ronflote. Je m’applique à superposer mes cubes en bois pour bâtir une haute construction à plusieurs étages, et je me réserve le plaisir de la bombarder par cubes lâchés de ma main en survol avec bruit d’avion de ma bouche. Mais la sirène retentit et j’abandonne mes cubes. (Souvenir alors que les sirènes n’auraient pas fonctionné ce jour-là). Contrairement à l’habitude, très vite on perçoit un grondement sourd s’amplifiant. Cette fois, c’est sur Rennes et pas pour Nantes ou Saint-Nazaire…
Maman dit « Vite, au placard ! ». Alternative à la cave que nous n’avons pas le temps de gagner. Il s’agit d’un placard d’angle, situé en coin de l’immeuble, endroit ayant, dit-on, des chances de rester debout en cas de chute d’une bombe. Nous nous y blottissons. Le fracas du ciel tombe très proche à coups répétés. J’ai la peur au ventre, la tête rentrée dans les épaules. Maman dit tout le temps « Mon Dieu… mon Dieu… ». Nous ressentons chaque fracas, passifs et angoissés, attendant la suite. Enfin signal de fin d’alerte.
Nous sortons et repoussons les volets intérieurs que nous avions rabattus. En face, le grand drapeau à croix gammée pend toujours tranquille le long de sa hampe mais du ciel maintenant sale tombent lentement des bouts de papiers et des petites plumes blanches ! Mon père vient de rentrer en courant pour s’assurer que l’immeuble n’est pas touché. On apprendra que ces plumes avaient probablement été soufflées de matelas éventrés qui étaient dans des baraques de forains sur le Champ de Mars. Le lendemain, on dit que beaucoup d’employés de l’Economique sont morts « caramélisés » dans du sucre entreposé. »
— Etienne Maignen • 26 janvier 2011 • licence
Au jardin Saint-Georges
Il est 2 heures et demi et il fait beau et, soudain, c'est le bombardement. Ça tombe du côté de la gare. Après, je vois tomber du ciel devenu gris des billets d'accès à des manèges du Champ de Mars, puis un peu plus tard ce sont des corps qui sont transportés sur des volets rue Gambetta en direction de la caserne des pompiers.
Jean-Yves Janvier, 11 ans en 1943 (Entretien avec Étienne Maignen le 26 février 2024)
"Au bout du pied, l'horreur"
"Le 8 mars 1943, après le bombardement, je suis allé avec mon père vers la gare. Place de Bretagne, devant les magasins Jacquart, j'ai ramassé un éclat de bombe encore chaud. Au Champ de Mars, nous avons vu le désastre. Je me suis approché, dans les débris, d'un amas noir. Avec mon pied, je l'ai soulevé et la forme humaine - car cet amas en était une, s'est ouverte et l'estomac est sorti et a lâché ce qui avait été mangé au déjeuner: des nouilles. Ce souvenir d'horreur d'un bombardement m'a marqué définitivement, moi qui ai fait par la suite la guerre dans le Ier Régiment de marche du Tchad."
Joseph-Jean Naviner, 16 ans en 1943. (Entretien avec Étienne Maignen le 14 juin 2012)
Devant le salon de coiffure, place de la gare
"Vers 14 h30, j'étais place de la gare, sur le trottoir devant le salon de coiffure. Le ciel était tout bleu. J'ai vu, venant du sud, du côté de la rue de l'Alma, cinq forteresses allant vers la gare. Je me suis allongé au sol et j'ai ressenti un choc énorme. Quand je me suis relevé, toutes les glaces étaient brisées et j'avais la tête en sang mais par des coupures superficielles. J'ai vu une femme morte, quelqu'un avec une jambe coupée et cinq soldats allemands morts. Il y avait aussi des corps de voyageurs fauchés qui, arrivés par le train de Paris, venaient malheureusement de sortir de la gare sur la place. En fait j'ai perdu ensuite la mémoire pendant un mois, hébergé chez une cousine.
Julien Loton, 21 ans en 1943, entretien avec Étienne Maignen le 21 juin 2012
Les visages ensanglantés
" Je suis descendu à la pharmacie *. Des centaines de gens débouchaient, affluaient par le pont Châteaudun venant des environs de la gare, les visages ensanglantés, blessés par les carreaux des glaces, ça faisait un spectacle ! Pendant deux heures peut-être, on a fait des pansements"
Joseph Gastard, 20 ans en 1944. (Témoignage filmé dans le documentaire La vie à Rennes sous les bombardements, de Yves Borne - 2024)
Tonton Raoul arrive de la gare
"Tonton Raoul arrive de la gare. Mon père peigne ses cheveux vers l'arrière, son frère fait une raie au milieu. Surpris par le bombardement, mon oncle a pu rester dans un passage souterrain, sous les voies. Sorti enfin, il a vu sur la place de la gare des bras, des jambes, des intestins. Il le dit à mi-mots, mais c'est ce que je comprends et vois dans ma tête. Mon père me donne un sifflet d'aluminium contenant un pois sec. Je dois le garder toujours sur moi pour signaler ma présence si je suis retenu vivant sous des décombres. Appeler mes parents ne servirait à rien et crier épuise, dit mon père".
Yves de La Haye, 7 ans en 1943. Je suis que Mowgli, bientôt je serai louveteau, journal d'un enfant qui n'a pas souvenir d'un avant-guerre à Rennes 1939-1947 - 2011
Attiré par les manèges
Yves Garel, 18 ans, part à bicyclette de la rue de la Carrière, au début de la rue de Lorient, faire des courses en ville pour son père, épicier en gros et marchand de charbon. Il décide de passer près du Champ de Mars où se trouvent les manèges forains mais est tué d'un éclat à la tempe lors du bombardement. Son père et un frère, inquiets de ne pas le voir revenir, partent à sa recherche et le trouve mort près de son vélo.
(témoignage de Christine Garel, sa nièce. Entretien du 14 mars 2013 avec Étienne Maignen)
Prendre son désir pour une réalité
Ammour Ramdane, 32 ans, né à Fort National à Alger, pour avoir manifesté une joie déplacée après le bombardement de la plaine de Baud à Rennes, croyant fort prématurément au débarquement allié, est arrêté par des officiers allemands sur la passerelle de Quineleu qui enjambait les voies ferrées. Il est interné du 8 mars au 16 mars 1943 à Rennes puis est transféré 6 mois à Compiègne, et est déporté ZKZ (prisonniers nord-africains) dans un camp de travail de l'île d'Aurigny le 6 septembre 1943. Il fut libéré le 6 mai 1945. Il ne fut pas intégré dans le mémorial des déportés de France. Revenu le 6 mai 1944. Source: AC 1.10405.819
Vidéos
Rennes après le bombardement, actualités filmées diffusées le 19 mars 1943.
Une visite dans l’histoire contemporaine régionale, à travers les images de la télévision, proposée par l’Ina. |
Notes et références
- ↑ Rennes pendant la guerre, chroniques de 1939 à 1945, par Étienne Maignen. Éditions Ouest-France - 2013
- ↑ site du 305th bombardment Group (heavy)
- ↑ hebdomadaire Toute la Vie du 18 mars 1943
- ↑ [[ Rennes pendant la guerre, chroniques de 1939 à 1945, Étienne Maignen, éditions Ouest-France - 2013
- ↑ http://www.303rdbg.com/missionreports/021.pdf
- ↑ témoignage d'un pilote de B 24 Liberator de la 67e escadrille du 67e groupe de bombardement
- ↑ rapports quotidiens des 322e, 323e et 324e escadrilles
- ↑ 91st bomb group. Dailies of th 401st squadron. 1943
- ↑ http://evasions.par.mer.carantec.filiere.sibiril.over-blog.com/pages/Le_bombardier_americain_B17_n4124514-6433573.html
- ↑ 303rd B.G.(H) Combat mission n°21 8 march 1943- railroad marshalling yards - Rennes, France
- ↑ The Army Air Force in World War II- Europe : Torch to Pointblank. August 1942 to december 1943. chap. 10 éditeur W. F. Craven et J. L. Cate
- ↑ photo dans Rennes sous l'occupation, par François Bertin, éditions Ouest-France- 1979
- ↑ note : il s'agit des bâtiments de l'Economique !
- ↑ Dailies of th 91st bomb group
- ↑ history of the 463th and 467th squadrons
- ↑ The Army Air forces' official story of th VIII bomber command's first year over Europe - Magazine Life N° 29 novembre 1943, p. 80
- ↑ The Army Air Forces in World War II . Vol. 2 Europe Torch to Pointblank. Office of Air Force History. Washington, D.C., 1983
- ↑ London, March 8, 1943, (CP)
- ↑ A garder sous clé. War Cabinet. Weekly résumé (N° 184) du 4 mars 1943 à 07h00 au 11 mars à 07h00
- ↑ A garder sous clé. Cabinet de guerre. Résumé hebdomadaire n°184 de la situation navale, militaire et aérienne du 4 mars 1943 à 7h00 au 11 mars à 7h00. Appendice VI, attaques aériennes sur le territoire ennemi en Europe
- ↑ The Quest, Haywood Hansell and American strategic Bombing in World War II, par Charles Griffith; Air University Press - sept. 1999
- ↑ http://www.homeofheroes.com
- ↑ Victory from the Jaws of Defeat, par John L. Frisbee. Air Force Magazine, p.129. Septembre 1994
- ↑ http://www.homeofheroes.com
- ↑ Bombing vindicated, chap. 4, par J. M. Spaight, principal assistant secretary, ministry of air, éd. Geoffrey Bles - 1944
- ↑ Victory from the jaws of Defeat par John L. Frisbee. Air Force Magazine - septembre 1994
- ↑ Ouest-Eclair 22mars 1943
- ↑ procès-verbal de Uriac Auguste, commissaire central de police de la Ville de Rennes, en date du 8 mars 1943. 3e arrondissement n° 518
- ↑ ''Le pt'it mot d'Alphonse'' dans numéro 21 du journal de quartier paru dans la Revue de quartier, mémoire collective et expression citoyenne - n°1 septembre 2006
- ↑ Centre des Archives historiques de la SNCF
- ↑ lettre du service exploitation, bureau administratif SNCF de Rennes du 30 mai 1943 adressée à une donatrice de Dinard
- ↑ Atlanticwall Superforum. Le Mur de l'Atlantique en France. Bretagne nord - juin 2011
- ↑ Une entreprise publique dans la guerre, la SNCF 1939-1945 par Yves Machefert-Tassin- actes du colloque del'AHICF des 21 et 22 juin 2000- 2001
- ↑ Bombing the European Axis Powers, par Richard G. Davis, Air University Press, Maxwell Air Force base, Alabama. 2006
- ↑ Rapport du maire de Rennes au directeur des services techniques du ministère de l'information, 10, rue de Solférino, Paris - 18 décembre 1943
- ↑ archives départementales d'Ille-et-Vilaine (502/w4/19)
- ↑ Les Heures douloureuses de Rennes, par V. Ladam
- ↑ Mémoires d'un Français moyen par René Patay - 1974
- ↑ Les Heures douloureuses de Rennes, par V. Ladam
- ↑ L'Ouest-Eclair - 12 mars 1943
- ↑ L'Illustration, n° 5819, du 20 mars 1943
lien interne
- Rennes d'histoire et de souvenirs quatrain 53
Bibliographie
- Luc Capdevila, « Des années sombres aux quartiers d'avenir (1939-1960) » dans Gauthier Aubert, Alain Croix et Michel Denis, Histoire de Rennes, Rennes, PUR, Apogée, 2006.
- Luc Capdevila et Danièle Voldman, Nos Morts. Les sociétés occidentales face aux tués de la guerre, Paris, Payot, 2002.
- Fabien Lostec, Manifester sous l'Occupation dans les Côtes du Nord, Maîtrise d'Histoire, Rennes 2, Marc Bergère (dir), 2004.
- René Patay, Mémoires d'un Français moyen - 1974.