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Voyez ces bons amis...
« Ce sont les premiers mots d’une inscription murale que j’ai vue pour la première fois quand j’avais six ans. À vrai dire, c’était surtout le grand V qui occupait toute sa partie gauche qui attirait mes yeux, le texte en lettres d’impression noires étant pour moi bien sibyllin. Je savais tout juste lire et il ne pouvait rien évoquer pour moi.
Je voyais souvent ce grand V et ces lettres noires imprimées sur le mur d’une vieille maison, au bout de la rue de Corbin, où nous habitions devant l’hôtel du quartier général allemand.
Je crois bien que la petite maison au mur ainsi maculé était celle qu’habitait le vieux docteur Regnault, dans mon souvenir homme grand, voûté et barbu .
Le texte à l’abri du grand V était :
Voyez ces bons amis John Bull, l’ours moscovite, L’Angleterre et l’U.R.S.S.
Bien sûr, on m’expliqua que John Bull personnifiait l’Anglais et l’Ours moscovite, la Russie soviétique avec laquelle l’Allemagne venait d’entrer en guerre, le mois dernier, en juin de cette année 1941.
Pour autant le message restait pour moi, totalement abscons. Les Anglais étaient bien les ennemis de l’Allemagne, et maintenant les Russes aussi avec lesquels les Allemands s’entendaient bien avant. Si les deux, Anglais et Russes, étaient nos bons amis, à quoi bon nous le rappeler sur les murs ?
Il est vrai que les Anglais nous avaient abandonnés l’année dernière quand les Allemands avaient envahi la France, et j’avais vaguement compris que nos bateaux avaient été canardés par eux à un Mers el Kebir… Quant aux Russes, je comprenais qu’ils devaient avoir beaucoup d’ours dans leur neige, et qu’ours devait se dire URSS en russe, avec deux S.
Il est des messages codés accessibles seulement aux grandes personnes et je n’ai, à dire vrai, jamais songé à approfondir la question pendant les deux années suivantes, ma famille ayant quitté la ville après les premiers grands bombardements de mars 1943.
Le V, à l’évidence, était une réplique aux V pour victory, victoire, que commençait à faire Winston Churchill avec deux doigts, et qui venait d’apparaître tracé à la craie sur les murs et ailleurs, dans les toilettes. En fait, la B.B.C. venait de lancer, le 20 juillet 1941, une campagne pour populariser ce V symbolique. La réplique allemande sous forme de récupération de la lettre V dans sa propagande n’avait donc pas tardé, preuve qu’Ici Londres était très écouté. Mais le reste du texte ne me semble pas une réussite de marketing politique à la hauteur de la vitesse de répartie, contrairement à des affiches de l’époque, visuellement percutantes. La propagande de Vichy visait à rameuter les anglophobes et les anticommunistes, et on peut penser que, deux ans plus tard, en 1943, avec les grands bombardements alliés anglo-américains sur Rennes, les termes « bons amis » prirent une connotation ironique pour certains, mais en 1941 et 1942, cette conjoncture n’était pas…
Le plus étrange est que lorsque nous revînmes à Rennes après la libération en août 1944, les mystérieuses lettres restèrent sur le mur rue de Corbin, ainsi qu’ailleurs, notamment près de l’église Saint-Sauveur, alors que partout on s’était empressé d’effacer les traces symboles de la présence nazie.
Elles y restèrent même très longtemps, jusque dans les années 70.
En fait, la persistance de cet affichage a du tenir au caractère sibyllin du message, pour la plupart des adultes eux-mêmes en 1944, et a fortiori pour tous dans les décennies suivantes. C’était un vieux tag, guère plus explicite que les nouveaux.
J’en conclu qu’en 1941 et après, le petit garçon que j’étais ne devait pas être le seul à ne pas comprendre cette références aux bons amis.
En tapant « John Bull, ours moscovite» sur internet, on trouve une seule référence à ce texte : la reproduction d’une affiche jaune, imprimée noir, 28 X 45, avec date du 29 juillet 1941, marquée d’un tampon des archives de la ville de Nantes. »