Camp Victor Rault - n° 24
Époque 1946 - 1950
J’ai appris que le professeur de musique qui enseigne dans notre école à Victor Rault est violoniste de son état, au théâtre de Rennes. J’ai pu l’apercevoir dans la fosse d’orchestre, quand nous sommes allés voir en famille, une opérette d’André Messager "Monsieur Beaucaire".
C’est un grand évènement, un dimanche, nous sortons de notre triste camp pour nous rendre au théâtre de Rennes. Nous avons revêtu nos habits du dimanche. Je découvre alors le faste d’une opérette, le cadre somptueux dans lequel elle se déroule. Elle présente sur scène des personnages vêtus de riches costumes aux éblouissantes couleurs, de magnifiques décors, des chants merveilleusement interprétés. La salle du théâtre est, à elle seule, tout aussi un spectacle pour l’enfant que je suis. D'innombrables lumières, des velours, des dorures, des fauteuils capitonnés très confortables, des parfums, je ne me souviens pas avoir déjà vu de si belles choses. Je n'imaginais pas que cela puisse exister. Je suis transporté durant tout le spectacle. Il se peut, ce jour là, que les rôles principaux de l’opérette, soient interprétés par Marcel Merkes avec son inséparable partenaire sur scène et épouse, Paulette Merval, je ne l’affirmerais pas.
Au retour, notre carrosse s’étant rapidement transformé en citrouille, il faut faire face au désenchantement et accepter la dure réalité de notre vie de gens humbles, je n’ose pas penser, de gens pauvres.
Ensemble, frères et sœur, nous entretenons le rêve assez longtemps chez nous. Nous chantons souvent les principaux airs de l’opérette et notamment « ô Rose merveilleux butin » comme si nous y étions. Nous les avons bien mémorisés malgré l’unique spectacle auquel il nous aura été permis d’assister. Dans cette opérette, entendre aussi chanter les paroles « Anglais et Français au regard vainqueur » suscite en moi comme de la fierté. Peut-être est-ce le résultat de l’enseignement que nous prodigue l’école publique dans notre beau et grand pays redevenu, depuis peu, enfin libre.
Pour nous évader le plus souvent possible de notre ghetto, le dimanche parfois, quand le soleil nous fait des promesses, nous allons pique-niquer en famille. Mon père a fabriqué un poste radio qui fonctionne avec une pile de récepteur militaire. Un poste radio qui fonctionne partout sans électricité du secteur, c’est très pratique et ce n’est pas habituel. Bien sûr, nous nous faisons remarquer. Il est nécessaire pour moi de le faire entendre, de le montrer ostensiblement, pour être distingué des autres. J’aime bien, moi, quand on nous remarque, c’est un signe extérieur de richesse et c’est ce qui nous manque en particulier.
Aujourd’hui, un dimanche de 1947, le lieu choisi pour la sortie est Saint-Jacques-de-la-Lande. Arrivés sur place, nous nous installons près d’un Bunker bien propre et presque neuf, précaution prise en cas de survenance d’une pluie soudaine. Les maisons du village sont encore toutes marquées d’un numéro, inscrit en très gros caractères, héritage de la récente occupation allemande. Le poste radio diffuse de la musique qui attire l’attention du gardien des lieux. Celui-ci s’approche de nous et rappelle que l’endroit où nous nous trouvons est interdit au public par suite du danger que représentent des engins explosifs disséminés un peu partout. Il nous demande de déguerpir. Mon père parlemente en précisant que nous resterons là où nous sommes, sans aller courir ailleurs et sans chercher à manipuler quelqu’objet abandonné. L’affaire est conclue, le gardien fait confiance, il ne veut pas dramatiser la situation, il s’en retourne nous laissant profiter de ce bel après midi ensoleillé jusqu'à cet instant. La radio l’aurait-elle influencé. La possession d’un tel appareil ne peut appartenir qu’à des gens sérieux !
Mon père a fait connaissance d’amis qui tiennent un café rue Lobineau à Rennes. Un dimanche, avec Adrien et Yvonne son épouse mais aussi avec toute une équipe d’adultes et d’enfants, il est décidé d’aller se promener au bord de la mer. Nous prenons place, dans la caisse d’un camion civil bâché et nous nous dirigeons en direction de Saint Malo. Les grandes personnes ont chacune pris place sur une chaise, les enfants sont bien assis sur le fond de la caisse les bras appuyés sur le rebord. Nous roulons jusqu’en bordure de mer et nous pique-niquons sur une plage. Nous ne sommes pas équipés pour le bain, tant pis, je vais tout de même me mettre à l’eau. Sans prendre la précaution d’enlever ma culotte courte, confectionnée avec le tissu trouvé à Croix derrière un portail de l’usine Holden, je me trempe pour mon tout premier bain de mer. C’est quand même très salé, l’eau de mer !
Le retour en camion est joyeux et les chants nombreux, celui de « Jeanneton prend sa faucille, la riretteu la rirette éteu…. » est interprété jusqu’au dernier couplet qui évoque les hommes, les femmes et les cochons. Je ne comprends pas le sens de toutes les paroles. Je ne saisis pas le lien qui relie ces trois personnages. De toutes façons cela m’est égal car j’ai le derrière trempé, avec du sable qui colle et qui grattouille, j’ai froid, je ne suis pas ben aise. Malgré tout ce fut une belle journée !
Devant notre baraque la n°5, il y a la n°3, où habite la famille Busnel avec trois garçons. L’aîné, un bel adolescent de 16 ans, à l’avenir prometteur, consacre une partie de ses loisirs au maquettisme. Il partage cette activité avec un camarade, étudiant comme lui. Ils s’appliquent à faire voler des avions miniatures fabriqués avec du balsa et propulsés à l’aide d’un élastique. Ils s’exercent entre les baraques du camp, mais l’espace de cet endroit est insuffisant. Il leur en faut beaucoup plus pour faire évoluer leurs engins dans les airs. Ils choisissent le terrain d’aviation de Saint-Jacques-de-la-Lande. Au cours d’un des vols d’essai, ils sont imprudents, ils manipulent un engin de guerre abandonné qui, en explosant, les blesse grièvement tous les deux. Guy décède à l’hôpital de l’hôtel Dieu de Rennes le 25 octobre 1947. Son cercueil demeure chez lui, quelques jours, dans une pièce de la baraque 3 dont un drap noir de deuil recouvre la façade. En haut, au centre du drap noir, un écusson porte les initiales GB. Je suis allé lui rendre une dernière visite. Une brave dame, dévouée, connue en bien dans le camp, le veille. Elle me dit très doucement de m’approcher. Elle m’invite à baiser le front du défunt. J’hésite, mais la brave dame insiste très gentiment « Tu dois le faire pour lui dire adieu ». La tête de Guy est toute entourée de bandelettes blanches, je me penche, il n’est pas aisé de trouver un endroit non recouvert pour y déposer mon baiser.
Pour ce qui est des camps, il existe, pour les enfants, une hiérarchie de fait. Les élèves de notre école peuvent demeurer dans un des trois camps, Margueritte, Victor Rault ou celui dit des Nomades. C’est le camp des Nomades qui se situe en bas de l’échelle de notre hiérarchie. Ceux du camp Victor Rault, sans être fiers d’habiter leur camp, sont fiers de ne pas habiter le camp des Nomades. Il y a des tentatives faites par ceux des Nomades auprès de l’instituteur pour rappeler qu’il ne faut pas nommer Camp des Nomades, mais Camp Bd Albert premier. Ce qualificatif, Camp des Nomades est gravé d’une manière indélébile dans la pierre de nos caboches et rien ne pourra l’effacer.
Vient ensuite le Camp Victor Rault, puis en haut de l’échelle, le camp Margueritte. Lorsque des vacances de logement se présentent dans tel ou tel camp, des familles passent des Nomades à Victor Rault ou de Victor Rault à Margueritte.
A cette époque la liste des demandeurs de logements reste encore longue. Notre baraque n°5, voit arriver une famille de Lorrains. Elle occupe le logement, qui précède le nôtre, rendu libre après un départ. Je fais ainsi connaissance d’une nouvelle copine Hélène. Je suis un peu amusé par son accent très marqué de l’est de la France.
On peut ajouter une quatrième classe dans cette hiérarchie, celle de ceux qui ont l’avantage de demeurer, à Victor Rault ou à Margueritte, dans des pavillons en bois dit « Suédois ». Les pavillons suédois sont des maisons à part entière, tandis que nous, nous qui vivons dans des baraques, nous n’avons pas de maison, seulement un foyer ! Il m’arrive souvent de contempler les maisons de la rue Guynemer qui jouxtent le camp et d’envier leurs occupants.
Dans le courant de l’année 1946, nous déjeunons le midi à la cantine du centre d’apprentissage Victor Rault. Nous n’avons qu’un pré à traverser devant l’école, pré qui nous sert habituellement de cour de récréation, sauter ensuite un fossé pour nous y rendre. Je n’aime pas tant venir dans cet établissement, qui se trouve être une baraque comme la notre. Une table placée en retrait des autres, est réservée aux écoliers de l’école primaire. Quand je pénètre dans le réfectoire, une désagréable odeur d’eau de vaisselle me colle aux narines, les lieux sont sombres et les élèves du centre, vêtus de bleus de chauffe, nous observent avec curiosité. J’ai l’impression qu’ils nous considèrent comme des intrus. Simple impression !
Peu de temps après, nous sommes admis à la cantine municipale située à l’école des filles de Villeneuve, paroisse du Sacré Cœur. Celle-ci est provisoirement installée dans un baraquement en bois, encore un, bâti dans la cour de l’école. Elle sera plus tard, définitivement déplacée et construite en dur en bordure du jardin public. Elle sera équipée d’une cuisine moderne. Depuis Victor Rault, nous nous y rendons, en rang, conduits et surveillés par un instituteur. Le baraquement accueille des élèves de plusieurs écoles, la grande salle du réfectoire est comble, aussi quand nous arrivons, nous sommes placés dans une pièce à part près des cuisines, qui avait dû servir de réserve. C’est monsieur Rébillon, enseignant, qui en est le gérant. Les repas sont copieux et le prix modique mais mon père qui tire le diable par la queue pour terminer les fins de mois, reste souvent un des derniers à s’acquitter de la note de cantine. Monsieur Rébillon, un très brave homme, s’approche alors de notre table, se frottant les mains en se les tournant l’une sur l’autre, comme il en a l’habitude, nous demande un peu gêné, mais de sa voix forte, de le rappeler au bon souvenir de mon père. Sa phrase commence toujours par « Gilmet, tu diras à ton père… »
Des instituteurs surveillent les enfants pendant les repas, ils déjeunent à une table légèrement en retrait. Cette table que j’ai tant vue, souvent observée, que j’interprétais alors, comme le siège du savoir et de l’autorité, réservée à une élite, m’accueille un jour pour un repas. C’est à l’occasion d’une permission quand j’étais militaire. Les instituteurs présents sont les mêmes, les dames de service aussi. L’accueil est presque familial dans cette cantine où j’ai déjeuné pendant huit années. Le brouhaha provoqué par les discussions des enfants et par les couverts qui s’entrechoquent est important. Je suis tout surpris de me retrouver là. Quand les décibels augmentent inconsidérément dans la grande salle, c’est en général monsieur Lebreuil qui se lève pour rétablir le calme. Rien n’a changé. Jadis, je faisais partie de ceux qu’il fallait rappeler à l’ordre. La table des maîtres est maintenant démystifiée!
Avec monsieur Rébillon, et monsieur Lebreuil il y a Messieurs Pin [1] et Masson du cercle Paul Bert. Monsieur Masson est un sportif averti et bon footballeur. Il assure dans beaucoup d’écoles primaires le remplacement des maîtres absents ou le jour de congé des directeurs. Les dames de services sont des dames éminemment gentilles. Elles savent que notre table, en particulier, est entourée d’estomacs insatiables, elles nous surnomment la table des Morfales. Elles ne manquent pas de nous servir du rab, surtout en dessert et encore plus quand il s’agit de riz au lait. Pour le poisson du vendredi, je n’en redemande pas. J’ai retenu le nom de l’une d’entre elles, madame Pottier, parfois un peu bourrue car elle ne s’en laisse pas conter par la bande de galopins que nous sommes.
Le 15 août 2013
Albert Gilmet
Note
- ↑ nom, dont l'orthographe n'est pas certaine