« Inauguration du passage Antoinette Caillot » : différence entre les versions
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Version du 9 mars 2020 à 10:59
Discours de André Hélard
« La photographie parue dans Cinq semaines à Rennes, album de 200 photographies, prises par Gerschel pendant le procès de Rennes, a comme légende « La presse rennaise » et parle suffisamment d’elle-même puisque nous y voyons une femme seule avec 6 hommes, ce que d’ailleurs elle paraît fort bien assumer si l’on en juge par l’assurance de son regard et ce que j’ai envie d’appeler la crânerie de son port de tête, et la fermeté de ce poing solidement et joliment posé sur la hanche. Cette femme c’est Antoinette-Joséphine Caillot, née Juillard, à Rennes le 22 janvier 1856, morte à Rennes le 2 septembre1940. En 1896 à la mort de son mari Louis Caillot, imprimeur et directeur de L’Avenir de Rennes, elle devient la propriétaire et directrice du journal.
Voilà à peu près tout ce que l’on sait d’elle. Et il n’y aurait sans doute rien à en dire de plus s’il n’y avait eu l’affaire Dreyfus. Car elle est non seulement la seule femme parmi 6 hommes sur cette photographie, mais elle dirige, au moment du procès de Rennes, le seul des 4 quotidiens rennais qui soit dreyfusard. Ce qui fait incontestablement d’elle une de ces femmes qui, selon les mots de Michelle Perrot, surent en leur temps « surmonter ce qu’était à leur époque la destinée normale d’une femme ».
Faisons un petit état des lieux, sous la forme d’un bref focus sur la presse rennaise d’alors. En Rennes en janvier 1898, dans les lendemains de J’Accuse, les dreyfusards avoués se comptent sur les doigts… d’un peu plus d’une main. « Nous étions 7 contre 70 000 », dira Victor Basch, évoquant le rapport de forces à ce moment-là. Pendant 5 jours, des manifestations très violentes ont pris à parti les « professeurs amis de Dreyfus ». Et la presse rennaise, qui est alors multiple, est, quant à l’Affaire d’une quasi-unanimité. Le Petit Rennais, le Journal de Rennes, et bientôt apparaîtront le Patriote breton et L’Ouest-Eclair, semblent se livrer à un triste concours d’antidreyfusisme et d’antisémitisme. L’Avenir de Rennes est alors un quotidien tirant à 1200 exemplaires. Fondé en 1870 c’est un journal républicain modéré, tendance Gambetta puis Jules Ferry. Sa première raison d’être c’est de s’opposer aux nostalgiques du bonapartisme comme aux royalistes, encore nombreux dans les premières années de la jeune IIIe République. Outre cela il présente pendant un quart de siècle 2 caractéristiques : l’une qui saute aux yeux pour peu qu’on le lise sur une certaine durée : un solide et même farouche anticléricalisme ; et l’autre qu’on ne peut ignorer si on lit un peu ses malveillants confrères (la presse alors est très polémique) : ceux-ci l’appellent à longueur de colonnes « l’organe de la Franc-Maçonnerie », « le journal du Grand Orient », etc. Vous voyez comme le hasard, ou l’odonymie, ou le Grand Architecte de l’Univers, font bien les choses : ce passage Antoinette Caillot que vous inaugurez aujourd’hui, Mme la Maire, mène tout droit à la rue Thiers, où se trouve le Temple de plusieurs loges rennaises (mais, rien n’est parfait, en 1899, il se trouvait sur le Mail d’Onges). Et puis il y a donc l’affaire Dreyfus. Un peu moins violent que ses confrères, L’Avenir est d’abord antidreyfusard lui aussi. C’est progressivement, à partir de janvier 1899 qu’il devient révisionniste (c’est-à-dire partisan de la révision du procès qui en 1894 a condamné Dreyfus), puis clairement dreyfusard.
Mais il est grand temps que je revienne à Antoinette Caillot, qui a alors 43 ans. Si les Frondeuses, Séverine, Marguerite Durand, Jeanne Brémontier, ont abondamment écrit sur l’Affaire (comme sur tous les sujets de l’actualité), nous n’avons pas une ligne de Madame Caillot, directrice et non pas rédactrice de son journal. Pour l’évoquer aujourd’hui, nous ne pouvons donc nous appuyer que sur ce qui a été écrit sur elle et sur ce qui s’est écrit dans le journal dont elle était la directrice.
Ce qui a été écrit sur elle tient en peu de mots (sous réserve d’autres découvertes). Ce sont d’abord ceux de Victor Basch, qui le 14 juillet 1899, raconte à sa femme les préparatifs du banquet républicain et dreyfusard qui va se tenir ce jour-là : « Ce matin, de bonne heure, aux Trois Marches, tout vérifié, dressé, avec Mme Caillot de L’Avenir, des fleurs, arrangé la table présidentielle, distribué les menus, etc. » Cela commence mal avec un enfermement dans un rôle typiquement féminin, pour ne pas dire des stéréotypes de genre… Mais Basch se rattrapera plus tard en citant parmi « ceux qui, à Rennes représentaient le Droit, Mme Caillot qui ne craignit pas de prendre une attitude des plus fermes. » Beaucoup mieux, et assorti d’un éloge qui justifierait à lui seul ce que nous sommes en train de faire ici ce matin : Jean-Bernard (journaliste belge, qui suivit tout le procès de Rennes dont il tira, en 1900, un livre passionnant intitulé Le procès de Rennes, 1899, Impressions d’un spectateur : « A l’audience on rencontre Mme Caillot ; c’est la directrice de L’Avenir de Rennes, le seul journal de la ville qui ait défendu Dreyfus ; car, dans cette cité fermée qu’on devine hostile, murée dans un égoïsme tranquille, c’est une femme qui, propriétaire d’une imprimerie et d’un journal, a poussé seule le cri de pitié et de justice. Cette femme-là mérite qu’on s’incline avec respect devant elle : journaliste de province, elle donne un exemple de dignité professionnelle, de courage et d’intellectuelle indépendance.»
Mais c’est Jeanne Brémontier, de La Fronde, en parfaite reporteresse, qui nous en parle de la façon la plus intéressante : sous le titre « Interdiction arbitraire », La Fronde annonce le 27 juin 1899, une « Interview de Madame Caillot, directrice de L’Avenir de Rennes », par notre envoyée spéciale Jeanne Brémontier. Après avoir rappelé que le général Lucas, commandant de corps d’armée et de grand chef militaire de Rennes, vient d’aviser le journal qu’il ait à cesser, désormais, le service qu’il faisait chaque jour au Cercle Militaire, elle écrit : « Nous nous sommes rendue auprès de Mme Caillot et lui avons demandé à quoi elle attribuait la mesure ridicule dont son journal était l’objet. » Et cela nous vaut d’abord un unique mais trop bref portrait : « Mme Caillot est une aimable femme blonde, jeune encore et fort intelligente. » Puis vient, infiniment précieuse, cette (trop brève aussi !) interview, les seuls mots donc que nous ayons d’Antoinette Caillot. Colette Cosnier nous dirait certainement qu’il fallait bien alors une femme pour penser donner ainsi la parole à une autre femme : « Depuis le suicide du colonel Henry, nous a dit Mme Caillot, j’ai compris l’absolue nécessité de la révision, et j’ai lutté énergiquement malgré la désapprobation de tous ceux qui m’entouraient et qui n’avaient pas foi dans cette campagne. Malgré cela je ne me suis point découragée, car je sentais que j’étais dans la vérité et c’est cela qui m’a soutenu. » La tranquille fermeté de ces propos correspondent bien au portrait que nous avons sous les yeux.
Quant à ce qui s’est écrit dans le journal, cela permet effectivement de le ranger, et de plus en plus nettement, dans le camp dreyfusard. Par exemple : - L’annonce, que son journal est le seul à annoncer, le 22 janvier 1899, la fondation de la section de la Ligue des Droits de l’Homme avec la liste de ses 21 membres fondateurs et la parution de quelques communiqués de ladite section : façon de choisir son camp, nette et sans ambigüités, dès janvier 1899. - La publication de certaines prises de position ou tribunes très fortes écrites par des dreyfusards rennais, Victor Basch ou Jules Aubry. - Enfin, le superbe numéro spécial de l’Avenir hebdomadaire daté du 16-17 juillet 1899, rendant compte, avec tous les discours qui y furent prononcé, du banquet républicain et dreyfusard du 14 juillet à l’auberge des Trois Marches, tout cela donc sous la responsabilité de Mme Caillot en tant que directrice de L’Avenir de Rennes. La ligne éditoriale de son journal est bien résumée par 2 éditoriaux choisis parmi tant d’autres. Le premier, le 5 juin (au lendemain donc de l’arrêt de la Cour de cassation renvoyant Dreyfus devant le conseil de guerre de Rennes), dans une adresse “ Aux lecteurs de L’Avenir ”, nous parle des vraies valeurs de la République : “ L’Avenir lutta pour la bonne cause avec d’autant plus de persévérance qu’il voyait parmi les ennemis de la révision, groupés en rangs serrés, tous les réactionnaires. Car cette formidable Affaire sert de prétexte aux ennemis les plus acharnés de la République, pour combattre nos institutions de liberté et d’égalité. » Le second, du 23 juin, intitulé « Donnons l’exemple », nous dit qu’il n’y a pas de société (on ne parlait pas encore de vivre ensemble, ni de vivre en intelligence) sans un sens profond de l’humanisme : « Il serait bientôt temps de faire appel aux sentiments d’humanité que les plus féroces adversaires n’ont pu complètement étouffer dans leur conscience. Que le cri des passions indécentes se taise. Laissons aux éternels insulteurs de l’idéal tout l’odieux de leur rôle sauvage et soyons simplement des hommes humains. »
Revenons pour finir avec Jeanne Brémontier qui conclut son article en ces termes, et c’est avec elle que je conclurai moi-même : « Mme Caillot ne tire aucune vanité de sa conduite qui pourtant mérite de vifs éloges. Il a fallu en effet à cette vaillante femme beaucoup de courage pour soutenir la campagne révisionniste entreprise dans son journal. Elle s’est longtemps trouvée en butte aux attaques des autres feuilles locales (N.B : les autres journaux rennais l’appellent désormais tantôt « L’Avenir de Francfort », tantôt « le journal des circoncis ») et elle a vu beaucoup de ses amis se séparer d’elle. En cette ville aux habitudes généralement un peu arriérées, elle donne un courageux exemple de féminisme bien entendu. » »
— André Hélard • 21 septembre • licence