Rationnement et tickets
Tickets et rationnement
On connaît en général que, pendant la guerre de 1939-1945, il fallait avoir des tickets pour pouvoir acheter la plupart des denrées, tickets attribués selon l'âge (exemple J1, J2, J3 pour les tranches d'âge des jeunes...) et cette pratique dura au-delà de la guerre.
Les Rennais n’ont pas échappé aux problèmes de rationnement, de pénurie des denrées alimentaires et de produits tels que les vêtements et les chaussures, l’électricité et même l’eau en 1944[1]. Pendant la Drôle de guerre, dès le 2 juillet 1940, la petite feuille du Bulletin d'informations d'Ille-et-Vilaine annonce que le maire de Rennes met en application la carte de pain qui avait été distribuée aux familles rennaises venues par ordre alphabétique, en première semaine d'avril, retirer une carte de pain au péristyle sud de la mairie. C'est certes plus grave que la prohibition des apéritifs (boissons de plus de 16°) appliquée à partir du 30 août. Dès le second semestre de 1940 sort un livre qui sera au palmarès des meilleures ventes parce qu'il est intitulé Cuisine et restrictions. Dans le journal détaillé d’une Rennaise, Mme V. Ladam, on relève des données qui traduisent bien ces soucis : 12 observations ou relations de mesures pour 1940, 15 pour 1941, 16 en 1942, seulement 7 en 1943, en raison probablement des relations concernant les bombardements, et 13 de janvier à août 1944. Les Rennais se sont habitués à découper des petits carrés des tickets et à faire la queue pour faire « honorer » ces tickets. Et le journal d'interroger : "Va-t-on bientôt autoriser la vente des légumes secs en Ille-et-Vilaine ?" et "Quand pourrons-nous acheter du café national ?" (lequel est fait à 76% de succédanés !)[2] et l'autorisation de vente des légumes secs est publiée le lendemain. Le 16 mars le journal annonce que la farine de sarrasin atteint 6 à 6,50 F. le kilo contre 2,20F en septembre 1939. Le 26 avril 1941 le journal appelle dans les queues d’attente au respect de la carte de priorité des mères de famille nombreuse. Elles sont 1891 à Rennes. Le journal du 17 septembre souligne que Rennes ne reçoit chaque semaine que 30 tonnes de pommes de terre alors que pour faire honneur aux tickets il en faudrait 15 tonnes par jour. Alors on mange des topinambours, des rutabagas et des blettes mais à la longue on en est dégoûté. Parfois on trouve dans une colonne du journal une longue liste de numéros qui ont été tirés au sort et permettent à l'heureux détenteur l'achat du produit indiqué... une raison primordial de lire le journal. Et il faudra des tickets, même pour les semences. Des Rennais qui ont des parents, des cousins à la campagne, se souviennent d'eux et, à vélo ou par le T.I.V, leur font visite et reviennent avec des œufs, du beurre, de la charcuterie; Jeanine Labigne va dans les fermes autour de Vern-sur-Seiche troquer des bas de laine de chez Deltour contre du ravitaillement et, à Rennes, la famille va à la triperie de la rue de Nantes et, sa maman travaillant comme laveuse, c'est elle qui court les boutiques munie de la carte de priorité[3].
La comparaison des montants de dépenses d’une famille rennaise relativement aisée et à composition constante de cinq personnes (trois adultes, trois enfants), sur la moyenne des mois de février et mars, donne une dépense de lait de 1941 à 1943 en hausse de 80%. De 1940 à 1943, la dépense de pain n’augmente que de 2%, mais celle de boucherie est multipliée par 3,22 et la dépense d’œufs par 3,40, sans que l’on puisse définir s’il y a eu achats au « marché noir » ou restriction de certains achats en raison de la cherté[4]. Pour les citadins, la situation est plus compliquée que pour les ruraux, surtout pour les plus pauvres qui manquent évidemment de moyens et de relations. De juillet 1940 à juin 1944 le prix du beurre est multiplié par 8375 (?? ce pourcentage d'augmentation est-il exact ??) alors qu’entre 1938 et 1944, les prix de gros sont multipliés par 2,5, les prix de détails par 4 et le coût moyen de la vie par 3[5]
Le 30 août 1941, l'Ouest-Eclair publie la liste des quelque 70 cartes d'alimentation numérotées perdues depuis le 1er du mois. Des lecteurs seront heureux de récupérer ce sésame à la nourriture. En Ille-et-Vilaine, les familles doivent en général se contenter, au maximum d’un repas de viande par semaine et encore certaines en sont totalement privées. Le 29 avril, le département n’ayant pas la viande aux quantités prévues par les cartes de rationnement, est imposée l’inscription du client chez le boucher « afin que chacun ait sa petite part ». Le 6 mai la préfecture annonce que la ration de viande par personne est limitée à 100 gr de veau par semaine au lieu des 60 gr quotidiens ! Le mécontentement de la population s’aggrave de jour en jour à Rennes. Même la galette de blé-noir, consommée par les classes pauvres, ne va plus pouvoir être fabriquée par suite du manque de sarrasin. Les pièces de 0,25 F. et 0,10 F. manquent et 30 trains de marchandises autres qu'alimentaires sont bloqués en gare de Rennes, les Allemands monopolisant le réseau[6]. Pour le mois de juillet 1941, les lecteurs du journal lisent attentivement les rations autorisées par denrée sur tickets et selon les catégories de consommateurs : rations hebdomadaire de 250 gr de viande (350 et 450 pour les travailleurs de force 1ère et 2nde catégories), 80 gr de fromage, rations mensuelles de 550 gr de matière grasse, de 500 gr de sucre (sauf enfant 1 kg), de 250 gr de pâtes, de 200 gr de riz (sauf enfant 300), de 125 à 250 gr de chocolat[7]. Le Secours national aide les plus démunis. Les T.I.V. seront utilisés pour se ravitailler à la campagne, eux qui verront leur nombre de voyageurs passer de 595 000 en 1936 à 169 000 en 1943.
La faim de l'adolescent
En ville ou au collège jusqu’en 1942, un jeune homme de 17 ans souffrait des difficultés croissantes de l’alimentation. Ceux qui habitaient la campagne n’ont eu qu’une faible idée des privations endurées par les citadins pris d’une considération toute nouvelle pour les paysans mais l’inconnu ou l’étranger à la famille se faisait rabrouer et on lui disait qu’il n’y avait rien à vendre ou à espérer même s’il savait parfois que le paysan venait de vendre aux soldats allemands qui payaient largement. En juin 1941, les quatre facultés rennaises comptaient 2 787 étudiants inscrits. [8] Il n’était pas rare de sortir du restaurant universitaire avec encore la sensation de faim, malgré l’apport calorique supplémentaire de la carte J. 3. L’étudiant en médecine passe un diplôme de biologie animale – dont il n’avait pas besoin – car il avait ainsi l’occasion de ramener chez lui et cuire les grenouilles et tanches disséquées. Des gardes bénévoles à l’hôpital, où le travail augmentait en raison des bombardements et mitraillages sur les routes, procuraient une nourriture plus substantielle qu’à l’ordinaire. Dans les aliments rutabagas, navets et panais revenaient souvent. Le pain noir, gluant et non levé, gardait l’empreinte du pouce dès que l’on appuyait un peu. Le café d’orge ou de jus de gland, la freinette ou le coco réalisés avec des faines ou des plantes n’étaient pas des boissons fameuses.[9].
Jean Fenard (18 ans en 1943)
Bœuf aux carottes, rillettes
La quête de nourriture incombait à maman, faire la queue pour tout, avec tickets en main, était son lot quotidien assorti de sujets fréquents de conversation. Papa commentait les résultats à table et compatissait au rapport des difficultés, voire des échecs qu’elle rencontrait. Il lui arrivait parfois de s’en mêler et de ramener quelque complément obtenu mystérieusement. Il en fut ainsi d’une boîte de bœuf aux carottes et d’un pot de rillettes.
La grosse boîte était ornée d’une belle étiquette de couleurs vives et de jolies lettres formaient une alléchante mention : « Bœuf aux carottes ». Papa, fier de son achat dont il tût les circonstances, procéda, devant la famille assemblée, à l’ouverture de la boîte, une casserole disposée pour en recevoir le contenu. Venu à bout des difficultés, tout en annonçant « Pareille conserve, ça n’a pas de prix ! », il déversa le contenu qu’il touilla un peu avec une cuiller avant de déclarer en secouant la tête : « Ah, les voleurs ! Ce n’est pas du bœuf aux carottes mais des carottes au bœuf… ». Trois ou quatre minces morceaux agrémentaient de gros tronçons de carottes.
Une autre fois, il nous appela à la salle à manger pour contempler, sur le buffet, une boîte évasée en carton blanc. Il y avait à côté une assiette garnie de tranches de pain et il annonça : « nous allons manger des rillettes ! » Délicatement, il ôta au couteau une abondante matière blanchâtre qu’il disposa sur le bord de l’assiette, expliquant : « C’est le saindoux. Avec des pommes de terre, miam. » Maman opina et, dans un silence total, il entreprit d’étaler la rillette sur les tartines. Quand il eut enfin fini, il les distribua et recommanda d’une voix forte : « À manger re-li-gieu-se-ment ! Il faut savourer ! » Ce que nous fîmes au rythme qu’il donna. Un régal… C’est bath, les rillettes, pensai-je.
Étienne Maignen (7 ans en 1942)
Références
- ↑ Pénurie d'eau en juin 1944
- ↑ Ouest-Eclair du 24 février 1941
- ↑ Entrevue de Mme Le Thérizien avec Etienne Maignen, 2 mai 2024
- ↑ Livre de comptes de Mme E. Maignen, à Rennes
- ↑ La France de la IVème République, Tome I, p. 37. Jean-Pierre RIOUX , Paris, Éditions du Seuil - 1980
- ↑ Synthèse des préfets rapports du 15 au 25 avril 1941
- ↑ Ouest-Eclair du 25 juin 1941
- ↑ Arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 1346W3, rapport mensuel sur l’activité de l’académie de Rennes (juin 1941)
- ↑ Les restrictions pendant l’Occupation, par Jean Fenard, mars 1997. Groupe mémoire du Vécu. Université du Temps libre du pays de Rennes. Mémoire UTLA de Bretagne vol. 17 - 2006
.
Pour déambuler dans les rues de Rennes, son histoire et la Collection YRG, cliquer ici 323 ou ici 639
.