Ma jeunesse dans le quartier Jeanne d'Arc
« J'ai vécu mon enfance et une partie de ma jeunesse dans le quartier de Jeanne d'Arc :
Le Patro
J'ai vu le Patro en construction dans les années 30. Ce fut l'occasion d'un concours pour les enfants du Patro : Quelle en était la hauteur, la largeur, le nombre de portes intérieures, extérieures, le nombre de fenêtres, etc... Pour nos yeux d'enfants, c'était une bâtisse immense que l'on comparait dans le quartier à l'école Jeanne d'Arc rue La Fontaine. Et comme à cette époque on construisait très peu, du moins dans le quartier, il y avait du monde à venir voir, c'était une curiosité. Je me souviens d'une image, c'était la façon de faire du ciment à l’époque. Un groupe de six ouvriers armé d'une pelle s'était mis en rond autour d'un tas de sable qui venait d'être déversé là par un tombereau à cheval. Avec ensemble, ils plantaient leur pelle dans le haut du tas de sable pour l'étaler en forme de cuvette. Ils prenaient chacun un sac de ciment stocké à côté sur des planches et le déversait au milieu. Et toujours en rond autour, ils mélangeaient sable et ciment. Ensuite, à tour de rôle, ils allaient chercher un seau d'eau, le déversaient au milieu, pendant que les autres brassaient sans relâche l'ensemble, jusqu'à en faire une pâte onctueuse. Et parfois, ils chantaient "tout là-haut sur le toit d'une maison...". Chacun en prenait une boule et jaugeait le résultat au creux de la main. Et, après un coup de cidre, ils montaient le ciment à dos d'homme aux échelles pour aller enduire le mur de façade.
A JAR, dans la partie comprise entre l’Église et le parc de Maurepas que j'ai vu construire (sauf la rue La Fontaine existante) il n'y avait pratiquement que des champs, dont le "champ militaire", ou des jardins autour des rares habitations, parfois de simples baraques en bois. Chez moi, comme chez d'autres, il n'y avait ni eau, ni gaz, ni électricité, ni commodités. J'ai toujours fait mes devoirs à la lampe à pétrole l'hiver. Les souvenirs qui me reviennent souvent à l’esprit sont nombreux. Le Patro, l’école, le quartier, le TIV, le tramway et ses baladeuses pour Cesson, et surtout la guerre vu de JAR (les faits, pas les dates) :
La mobilisation
Le tocsin... L'école Jeanne d'Arc, près de chez moi transformée en caserne. Devant chez moi, je ne verrai plus jamais passer en rang les filles de l'école en sarrau, sous la conduite de Mlle Germaine. Elles ont été remplacées par des hommes qui arrivaient de partout. Ils entraient en civil à l'école, ils faisaient la queue dans la cour arrière avant de pénétrer dans une pièce en contrebas où il y avait plusieurs tas de vêtements militaires par terre et par taille. Chacun prenait ici sa tenue, là son paquetage etc. sur les indications d'un adjudant, allait se changer et en sortait en soldat.
Les réquisitions
A l'octroi de Paris, par exemple, on voyait arriver de rares voitures réquisitionnées. Mais elles attendaient des chauffeurs qui paraissaient rares dans l’armée française à l’époque... A l'école JAR devenue caserne, les gamins du quartier adoptés par les soldats français les accompagnaient à St Laurent (à pied cela va de soi à cette époque), pour aller chercher les chevaux réquisitionnés qui attendaient à l'intérieur même de l'église de St-Laurent. Nous étions autorisés à monter sur l'un d'eux pour rentrer à l'école caserne JAR.
On découvrait comment les hommes faisaient vite corps avec leurs chevaux ; ils dormaient dehors dans la paille au chaud entre leurs pattes. Peu après, on a vu un convoi de charrettes à cheval se former derrière l’école et un beau matin quand je me suis réveillé, ils n'étaient plus là. Ils étaient partis à la guerre avec leurs chevaux et leurs charrettes à cheval.
Les Anglais
Les Anglais les ont remplacés dans le quartier, pas à l'école mais au patronage. Ils étaient motorisés eux. C'était un autre spectacle que de les voir s'exercer à faire du dérapage contrôlé en moto dans la boue derrière l’Église. Dans le "champ de la mère Guihard" comme on l'appelait, situé entre l'école et l’Église, ils avaient parqué une centaine de voitures anglaises de tout type. Elles n'étaient même pas gardées. Pour démarrer, il suffisait de tirer sur le starter et le bouton de démarrage. Quelques jeunes du quartier les ont essayées.
Les Anglais cherchaient parfois à échanger de l'essence contre des tomates. Ils jetaient aussi les bidons d'essence vides. C'était très utile pour les pauvres gens. On en faisait notamment des poêles à sciure de bois. On allait chercher de la sciure chez le menuisier Bellamy de la rue La Fontaine, on l'humidifiait légèrement, on en remplissait le bidon vide, non sans avoir fait au centre une cheminée de tirage en carton creux ou autre. Et ça brûlait toute la nuit, maintenant une chaleur douce dans la pièce.
Le bombardement de la plaine de Baud par les Allemands
Je me trouvai seul témoin, juste derrière l’Église Jeanne d'Arc, quand le mur (provisoire en brique) de la sacristie s'écroula presque à mes pieds aux premiers souffles des premières déflagrations. Tous les camarades qui se trouvaient dans les parages se précipitèrent à l'intérieur du Patro. L'abbé Barbotin refoula tout son petit monde vers la salle du côté de la rue Guillaume Lejean où se trouvaient à ce moment des militaires français. L'officier leur ordonna de se mettre en position de combat, avec armes et cartouchières, allongés sur la butte qui existait alors entre la cour du Patro et l’Église. Peu après, on vit arriver des Anglais, traînant des blessés, se mettre à l’abri, aussi loin que possible dans les champs. Des gens du quartier ont passé deux et trois nuits dans les fossés sous les haies par peur de voir leur maison s'effondrer[1].
La débâcle
On trouvait des fusils abandonnés, cassés ou pas le long du trottoir de l'hôpital psy après l'octroi de JAR. Il y avait aussi des fourgons, bagages et ravitaillement abandonnés plein le bas du champ militaire. Les enfants emmenaient des boules de pain, des outils, et même des armes. Un camarade avait même trouvé une moto anglaise abandonnée route de Cesson. Il s'est empressé d'aller la cacher dans sa famille à la campagne.
L'arrivée des Allemands
On savait par les colonnes de réfugiés qui arrivaient sans cesse par la route de Paris que les Allemands approchaient. Les réfugiés nous disaient : "ils sont à Cesson... !" "ils arrivent... !" Je me trouvais là à l'octroi de Paris avec une dizaine de personnes venues aux nouvelles véhiculées par les réfugiés qui passaient quand sont arrivés les premiers Allemands. C'était un side-car avec un officier vers de gris dans le side. L'officier demanda en bon français la direction de Saint Malo. Il se trouva une personne pour lui indiquer de prendre le Boulevard Sévigné et une autre pour dire dans son dos : "quel salaud". C'était le début du drame. L'armée allemande suivait. A quelques instants près, les Anglais qui occupaient la maison qui fait l'angle du boulevard de Metz et de la rue Guillaume Lejean auraient été pris au piège. Ils venaient de quitter les lieux en direction de Saint Malo, pour rejoindre l'Angleterre. L'ont-ils pu ? Certains seraient tombés à l’eau dans le port de Saint-Malo. Les mauvaises langues disaient que le crabe de St Malo n'avait jamais été si bon qu'après ces événements ![2]
Les murs ont des oreilles
Le quartier JAR avait ses PG en Allemagne. Pendant quatre ans, un camarade allait voir tous les soirs au bout de la rue si son père revenait... Le quartier avait aussi ses collabos et ses résistants. "Les murs ont des oreilles" disait-on... Les femmes au bras des allemands, on en voyait traverser le champ militaire... Mon ancien voisin de table à l'école N.D. Jacques Tarrière[3], habitant rue de Paris, venait de rendre visite à une jeune fille de JAR qu’on appelait la fille fromage, quand il fut dénoncé pour fait de résistance. Il est mort en déportation le 1er mars 1945. France Perrot, moniteur de gym à JAR, résistant de "Libé-Nord" a aussi été déporté sur dénonciation. La faim : Le plus dur c'était le ravitaillement. Dans mon quartier tout le monde avait son jardin, ses poules et ses lapins. Mais quand ce n'était pas suffisant, on tuait les chats. J’ai su que mon chat avait été attrapé par un piège à rat et mangé par un voisin. Nous allions aussi à pied à Gévezé soit 32 km aller et retour de temps en temps par des chemins hors de la route nationale, chercher du ravitaillement chez une tante. Pour notre part, étant pauvres, nous avions droit le midi à une gamelle de soupe servie dans le quartier par la roulante du secours populaire, qui s’arrêtait au coin de la rue Guillaume LeJean et du boulevard de Metz. Il y avait là une dizaine de personnes à attendre avec leur gamelle à la main.
Les Allemands à l’école
Ils ont remplacé les Français à l'école JAR, de même qu’ils occupaient l'Assomption. C'était tantôt un régiment de musique, tantôt la Wehrmacht, une fois des SS. Ils employaient des femmes de ménage du quartier, source de « quand dira-t-on » ! Ils chinaient, aussi parfois, comme les Anglais avant eux, des tomates auprès des gens qu'ils voyaient dans leur jardin. On voyait rentrer à la caserne école des camions chargés de meubles qu'ils avaient volés. A la porte de l'école, il y avait une guérite avec un soldat casqué, armé de son fusil et deux grenades à manche à la ceinture. Le matin ils étaient nombreux à descendre la rue La Fontaine au pas de l'oie en chantant « ali, alo... » Parfois, c'était en courant, en tenue de sport... De chez moi on entendait les ordres gutturaux dans le champ militaire. Ils s'entraînaient aussi à moto dans le champ de la mère Guihard. Un Allemand a giflé un jeune qui se moquait de l'un d'eux dont la moto avait dérapé. Un autre Allemand cherchait le contact avec les enfants du quartier en apprenant le français. Il avait un petit chien blanc qu'il appelait "Blitz" (Éclair) Les Allemands sont aussi venus perquisitionner à la maison, je n'ai jamais su pourquoi. Heureusement, je n'y étais pas, je suis parti et je n'y suis jamais revenu. Eux sont revenus le soir, une balle a été tirée et a traversée le volet, failli tuer ma grand-mère. Eux aussi connurent à leur tour la débâcle en 44. Ils volaient les vélos pour s'en aller. Ils ont tout abandonné derrière eux. Le curé a bien essayé d'interdire l'entrée de l'école aux gens du quartier, mais il n'a pas pu les empêcher de faire main basse sur le butin des boches et de sortir tout ce qu'ils pouvaient ; des meubles et des belles salles à manger toute entière etc.
Et puis les enfants de la guerre ont construit leur vie dans la paix revenue, mais ils n'ont pas oublié. »
— Ar Poulchet • 2011 • licence
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